Vigie, juin 2023

 

Dans la jungle de la mémoire

 

 

La bruine ravive les parfums de tilleul, d’herbe coupée et de pierre chaude, parfums de vacances et de voyages encore qui déportent vers des contrées où l’on ne reviendra jamais, mais d’où l’on ne revient jamais non plus. Pris d’une sorte d’euphorie juvénile je me mets à courir dans la descente. Comme je constate avec satisfaction que Rimski court à la même allure que moi, à petites foulées sur le goudron mouillé, me laissant même le dépasser un peu, j’accélère crânement; Rimski aussitôt et le plus tranquillement du monde me dépasse à toute vitesse et m’entraîne dans une course périlleuse dont je sors haletant, vaincu et ravi.

On continue en trottinant sur la glaise. Les reines des bois sont en fleurs, qui égrènent les gouttelettes de leurs rameaux blancs sur le fond vert sombre du bois. Chaque saison a ses délicatesses : l’hiver a les dentelures du givre et des cristaux de neige, le printemps ses bourgeons vert tendre, l’automne ses patchworks bariolés ; pour l’été, je choisis volontiers les broderies des reines…

Puis mes yeux se perdent quelque part entre la ligne marron du sentier, la haie d’orties qui la borde et les souvenirs que spontanément j’y projette. Ce ne sont plus seulement de petits escargots orangés ou des limaces que je vois, mais des dendrobates jaune et bleu, une Teraphosa leblondi en position de défense, un jeune iguane vert pomme, toutes ces présences animales qui quelquefois me manquent en nos sous-bois somme toute assez dépeuplés.

Je ne pense pas cependant que je serais prêt à m’acquitter de nouveau du prix qu’il fallait payer pour côtoyer ces merveilles : la chaleur asphyxiante, les piqûres que des myriades de moustiques, de mouches, de fourmis, de plantes inconnues infligeaient chaque fois et dont je ne me souciais pas puisque je n’avais pas le choix, mais dont le souvenir me crispe. Après tout, depuis que les broussailles qui rongent le sentier ont atteint ma hauteur, c’est un peu la jungle ici aussi, une jungle climatisée, balisée, sans danger, mais une jungle quand même. Je m’approche alors de la grande souche où je sais que se cachent les scorpions à pinces fines, l’arlequin orange vif, la grenouille feuille, ou de ce tronc mort ou pourrait apparaître le grand pic rouge qui fait, en descendant, un drôle de bruit de jouet électronique détraqué — et si je renverse la tête en arrière vers les cimes qu’agite l’averse, ce sont les petits singes tamarins qui reviennent à ma rencontre…

09/06/23

 

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