Vigie, juin 2023

 

Le jardin et la friche 

 

 

Tout est encore trempé de l’orage d’hier, les hautes herbes pliées, les orties cassées. Roulées juste à temps, les dernières meules dégagent une forte odeur de paille humide. On garde en tête les images des trombes d’eau s’abattant sur le jardin…

Le jardin, c’est beaucoup dire, car le mien est une friche. Pour faire passer tantôt un tuyau le long de la clôture, j’ai dû me lancer dans une véritable expédition amazonienne, dont je suis ressorti griffé et écorché de tous côtés – cela m’a remis en mémoire le souvenir de la taille d’un citronnier dans mon jardin de La Chaumière, en Guyane. Je n’ai pas eu le choix, il a bien fallu tailler dans cette jungle, alors que j’ai coutume de dire que je trouve laid ce geste de couper des branches, et absurde cette façon de nettoyer ce que je ne ressens pas comme sale (s’il n’y avait la nécessité de maintenir un accès et de limiter la prolifération des tiques tout près de la maison, je ne tondrai même pas ce qui tient lieu de pelouse).

Élodie parfois me reproche un tel laisser-aller, ainsi que les espèces exotiques invasives que j’ai laissé proliférer (sumacs, cognassiers du Japon, quelques bambous heureusement étouffés par la proximité du grand épicéa…) – sans compter les brises-vues en PVC ainsi que le vieux sommier et le paravent déchiré que j’ai ficelés aux portillons pour empêcher Rimski de s’échapper… Je me justifie avec plus ou moins de mauvaise foi en faisant l’éloge des friches.

Il est vrai que j’aime les jardins à l’abandon. Ils me rassurent. Ils me rappellent sans doute mon enfance dans le grand parc du lycée international de Ferney dont certains secteurs, dans mon souvenir, n’étaient guère entretenus. J’aimais jouer seul dans les préfabriqués désaffectés, la maison qui tombait en ruines du côté du marais, ou une espèce de décharge dont les objets devenaient les supports de mes voyages imaginaires. Des heures durant je m’embusquais dans les buissons au bord du ruisseau ou, parfois, avec une certaine anxiété, près des salles de classe du lycée à travers les fenêtres desquelles j’observais un spectacle bien étrange. À l’école aussi, j’étais adepte de l’embuscade en milieu semi-sauvage. Il y avait alors dans la cour trois territoires distincts, occupés par trois types d’enfants. Les enfants sages et sociables allaient jouer en rondes ordonnées sur le goudron avec des pneus, à la marelle, à l’élastique ; les sauvageons couraient se battre dans l’herbe (car une vaste partie de l’enceinte était encore recouverte d’herbe, à l’époque), empoignades innocentes qu’aucun adulte n’aurait songé à interrompre ni même à surveiller (plus tard au collège, les friches derrière les préfabriqués servaient pareillement de théâtre au rituel des bagarres parfois sévères auxquelles se livraient les garçons, bagarres qui, régies par des règles intangibles et obscures, dégénéraient rarement, car il aurait fallu alors y renoncer, ce que les collégiens rassemblés en cercle parmi les herbes folles redoutaient plus que tout) ; j’allais quant à moi me réfugier dans la haie de noisetiers ou dans le grand laurier qu’on avait laissé librement s’étaler, d’où j’observais ce qui se passait alentour avec un livre entre les mains dès que j’ai été en âge de déchiffrer.

Je ne sais plus en quelle année l’usine du Réservoir qui jouxtait la maison de mes grands-parents, à Montluçon, a été rasée – mais je me souviens qu’à partir de ce jour le vaste espace qu’elle occupait s’est transformé en friche. Y pénétrer était dangereux, à cause des restes de machines, des trous dans le béton, des éclats de verre. Dans la partie encore abritée en-dessous du parking, des drogués se retrouvaient la nuit, et tous les murs avaient été tagués. Plus loin, du côté de la voie ferrée, un clochard avait établi son campement, dont je ne m’approchais qu’avec crainte. Tout cela bien sûr était jugé sale et sordide par la plupart des habitants, et même ma grand-mère semblait presque regretter l’usine dont le vacarme autrefois faisait trembler les vitres et dont le mur bouchait la vue. Mais ce que je remarquais moi, c’est que tout cela devenait de plus en plus beau, et foisonnant de vie. Des mares s’étaient formées, peuplées de grenouilles, de hérons et de canards colverts. Toutes les plantes des jardins alentour avaient essaimé, formant un jardin extravagant que j’appelais, comme dans La faute de l’abbé Mouret, le Paradou. D’années en années les espèces pionnières ont peu à peu laissé place à de plus grands arbres, et tout cela aurait pu se transformer en une véritable forêt si la municipalité n’avait décidé de tout raser. J’en ai été bien désolé. Mon amour pour les terrains vagues, dont j’ai lu bien plus tard un savoureux éloge chez Jacques Réda, en a été ravivé.

Le jardin de mes parents n’était cependant pas une friche, que ce soit aux Carrel ou aux Vellats, les deux lieux qu’ils ont occupés dans l’avant-pays savoyard. Ils faisaient leur potager, soignaient leurs plates-bandes, plantaient partout des fleurs et des arbres ; mais ma mère avait en horreur tout ce qui pouvait sembler trop soigné, et il n’était pas question de tailler la haie. Je me souviens de ses réflexions à propos des fleurs que l’on avait plantées qui semblaient si misérables devant la floraison spontanée du champ attenant. On se moquait de la voisine qui sortait sa tondeuse sitôt que l’herbe dépassait le centimètre, et de son jardin sans vie où un merle aurait été bien embarrassé pour trouver de quoi installer son nid. Il est probable que toute ma représentation du jardin idéal en est restée marquée, avec cette exagération qui m’est propre — car elle n’aurait pas poussé aussi loin que moi le laisser-faire.

Le laisser-faire, c’est mon dada. J’accueille tout ce qui vient — toutes les fois où j’ai fait acte de volonté, j’ai pu constater que cela ne me réussissait pas tellement (cela se vérifie aussi dans l’écriture, car il me semble avoir été jusqu’à présent meilleur écrivain lorsque je me suis contenté de prendre des notes pendant des déplacements que lorsque j’ai voulu construire un récit). Je suis d’une passivité de plante carnivore : cela ne m’empêche pas d’être un gourmand. Dans mon jardin, il y a donc tout ce que le hasard des vents et des dons ont apporté. Il y a ce qui était là d’avant : les iris, les grands lilas, les bouleaux, les noisetiers, les saules marsault, le poirier. Il y a ce que mes parents ont ramené de leur propre jardin il y a une quinzaine d’années : les sumacs, le cognassier du Japon, le prunus, les lauriers… Il y a ce que Nathalie ou moi-même avons choisi de planter : un petit rosier, des hortensias, deux petits fruitiers qui sont restés rachitiques, un prunier qui a prospéré, le cognassier au moment de la mort de ma mère. Il y a le réseau de cratères creusé par Rimski l’an passé, et puis les géraniums qu’a plantés Élodie.

J’aime ce lieu, aussi négligé puisse-t-il paraître, mais il me faut avouer que mon laisser-faire n’aboutit pas nécessairement à quelque chose d’harmonieux et qu’avec le temps, c’est plutôt la laideur qui l’emporte. L’un des grands sumacs par exemple s’est affalé sous son poids, ce qui aurait pu faire un joli tableau chinois si cet effondrement ne donnait plutôt l’envie d’achever le pauvre arbre… Il y a toujours en moi un esprit caustique tout prêt à se moquer des conventions bourgeoises qui font du jardin une autre pièce de la maison tournée vers les voisins, « voyez comme mon domaine est bien tenu, comme tout est beau chez moi ! » ; Valérie Chansigaud, dans L’homme et les fleurs, montre bien cette corrélation entre pouvoir économique et jardin et puis, j’ai visité Versailles ! À cela, Élodie oppose le souci paysan de l’espace bien aménagé, et cette façon qu’elle a eu de transformer ce que l’on appelait jusqu’à peu « le trou d’à côté » ainsi que le grand champ d’en haut en un jardin aussi beau qu’utile, force mon admiration. À cet égard, la juxtaposition de ma friche et de son jardin pose problème, comme un juron dans un poème de Verlaine, comme un roman de gare à côté des œuvres complètes de Jaccottet en Pléiade, etc. Il va falloir y remédier, et tôt ou tard prendre la pioche, la pelle, le sécateur, faire tomber la clôture en PVC, arracher les sumacs, bref, revoir ma copie : ce pourrait être, en plus du reste, le programme de juillet.

(Ainsi parlais-je en ce dernier jour de juin, pataugeant dans les flaques sous une pluie battante au sein de cette forêt qui, pour sembler si naturelle, n’en est pas moins comme presque tout maintenant sur la planète un espace artificiel conditionné par ces interventions humaines qu’il faut bien assumer.)

30/06/23

 

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