Vigie, juin 2023

 

Le hors-champ caché dans le champ

 

 

J’ai rêvé cette nuit qu’il me fallait quitter la maison pour m’installer dans le Périgord noir. D’abord je m’en réjouissais, cherchant déjà une nouvelle maison, non loin du fleuve ; puis je comprenais que cela signifiait que je ne reverrais plus Clément et Léo que de loin en loin, plus mon chien blanc, plus ma maison et mon chemin, et je pleurais. C’était comme souvent un rêve d’un réalisme sidérant, et clairement lié à la possibilité (encore très incertaine) que Léo ne s’en aille finalement poursuivre ses études à Tours l’an prochain, au lieu du très relatif exil à Chambéry, chez son grand-père, pour une licence de biologie, comme prévu de longue date. Je ne peux pas m’identifier aux parents esseulés qui voient leur grand partir, puisque je n’ai jamais connu cela, mais je m’identifie à l’étudiant (je me souviens d’ailleurs du grand soulagement que j’avais ressenti lorsque mon père m’avait avoué que mon propre départ pour le lycée du Parc à Lyon leur posait aussi à tous deux des problèmes de solitude, ce sont ses mots d’alors : je n’étais donc pas le seul à trouver dans le départ un motif de tristesse et non de réjouissance) ; je ne peux pas non plus me représenter Tours, où je ne suis jamais allé, alors c’est ce nom de Périgord noir qui m’est venu, et au lieu du centre d’une ville inconnu une campagne quand même accueillante.

Au réveil, le soulagement de pouvoir continuer à vivre ici me ferait embrasser le sentier, et ce sentiment s’amplifie à mesure que je marche et que me reviennent encore des bribes de ce rêve qui me déportait en fait bien plus loin que le Périgord noir, du côté de la guerre. Ici il n’y a pas de bombes, l’eau ne crève pas le barrage, et si les grands châtaigniers tremblent c’est juste à cause du vent tiède. Je sens pourtant tout ce que le départ pourrait aussi avoir d’exaltant, à quel point l’arrivée dans un nouveau lieu pourrait être stimulante pour l’écriture et la vie ; mais j’ai le sentiment d’avoir d’abord à mener jusqu’au bout tout ce que j’ai commencé ici, et cette besace de souvenirs et d’images en laquelle on puise pour écrire est déjà si lourde qu’aller la remplir encore ailleurs nécessiterait de la vider pour ne pas qu’elle éclate : à quoi bon ?

Je me trouve par ailleurs mentalement fort occupé par mon obsession vestimentaire du moment. Comme je l’ai mentionné en mai, je me suis mis en tête de m’habiller aux couleurs de mon livre pour la lecture du 22 juin. Après avoir fait l’acquisition d’un certain nombre de pantalons dont le violet ne me convenait jamais, et de chemises ou polos dont le bleu ciel, la taille ou la matière ne convenaient pas non plus (ce qui suppose, quand on habite dans un lieu aussi retiré que le mien et qu’on n’envisage pas de perdre des journées entières en voyages en ville pour ce genre de frivolité, un certain nombre de paquets reçus et renvoyés), j’ai enfin trouvé le violet et le bleu que je voulais (ou peu s’en faut). Avec quel plaisir je me livre aux essais devant la glace ! Bien sûr, ce Jean “samba” (ou “salsa”, je ne sais plus) pour femme, taille 34, est un peu serré à la taille, mais cela ne me gêne pas ; il en est de même du polo Benetton dont le bleu délavé, le col un peu plus pâle, sont juste ce qu’il fallait. On n’imagine pas ce qu’il a fallu comme recherches pour en arriver là, mon esprit se transformant certaines nuits en un nuancier géant de violets et de bleus… Puis soudain je me dis que lorsque je tiendrai la couverture bleue de mon livre sur fond bleu, le contraste manquera, que je me suis trompé, qu’il faut inverser, trouver un haut violet et un bas bleu ciel, tout est à recommencer !

C’est une chance que mon souci de la dépense et de l’écologie contrebalancent assez efficacement ce mode de fonctionnement obsessionnel qui m’a autrefois fait acheter, puis revendre en partie, cinq accordéons, autant de saxophones et de flûtes. Étranges préparatifs, me dis-je tout de même, pour une rencontre centrée sur la littérature et non sur la mode, j’ai peut-être raté ma vocation ; mais je sais qu’au fond c’est aussi une façon de dire cette quête d’unité entre le livre et la vie.

Le grand chien blanc qui était si beau dans l’herbe verte du terrain d’Élodie tout à l’heure, compose à présent avec les tâches de lumière et d’ombre au milieu du torrent un autre tableau mouvant moins contrasté qui redouble l’impression de dérive un peu floue qu’imposait déjà le vacarme de l’eau. Il aboie après l’eau, après l’écume, après l’ombre et la lumière, après les bêtes invisibles cachées dans le sous-bois. Depuis que ce dernier s’est refermé, l’invisible est partout et révèle le mystère ordinaire (ni mystique, ni symbolique) du hors champ caché dans le champ. Dans Blow up, Antonioni a su explorer ce que je nomme, là où la plupart des réalisateurs ne s’intéressent qu’au hors-cadre. À cette minute, il me semble évident que tout ce que je perçois d’une façon ou d’une autre se répond, fait signe et sens, comme dans un tableau pour lequel le peintre a utilisé tout le nuancier des verts pour mieux mettre en valeur le blanc éclatant du chien et de l’écume ou ces fleurettes mauves au premier plan. Bien entendu, l’accord gagne tous les autres sens, à travers par exemple cette odeur de vase et d’herbe coupée qu’on hume avec contentement, ou cette caresse du vent tiède sur la nuque qui contraste avec le poisseux du front et la brûlure à mes jambes griffées par les ronces et les orties.

Ainsi mon rêve reste-t-il de parvenir à constituer, au moment de la lecture, un sentiment comparable d’unité, un accord général. L’entreprise est aussi ridiculement ambitieuse que sont dérisoires les moyens employés. La nature fait tout cela sans aucune concertation, aucun but, aucune conscience de faire quoi que ce soit, nullement préoccupée par cette idée d’unité qui n’est qu’une lubie humaine, ni par aucune idée. Je sais tout cela, mais que voulez-vous ? Je fais ce que je peux à mon échelle, avec mes moyens humains, pour tenter de donner sens à mon passage, en valsant avec mes manies et en suivant mon instinct, mes intuitions.

07/06/23

 

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