Vigie, juin 2023

 

Marche lente dans l’éternité de l’instant

 

 

Le chant du verdier répond à la litanie des grillons, ici, au bord du Gelon, quelque part entre le Bourget et Le Pontet, sur ce chemin des Chevaliers où je n’étais pas venu depuis longtemps. Haut chant dans les arbres hauts, charme bucolique de ces bois où le torrent devient une rivière sombre traversée par les éclairs d’argent des truites. On s’avance sur la passerelle à travers le marais. Longue contemplation de la gouille aux têtards, des silènes blanc ou mauve, des orchis, des sphaignes. Plus loin une mésange à longue queue perchée sur des roseaux lance ses trilles électriques, puis on franchit le premier affluent du Gelon et l’on change de monde (c’est ce qui me plaît tant dans cette promenade qui semble si dépaysante parce qu’elle fait alterner des sensations très différentes de sous-bois et de marais, de campagne et de montagne).

Un rouge-gorge projette avec puissance et virtuosité des sons tantôt très graves, tantôt très aigus, un pic épeiche traverse entre les épicéas. Où est passé le houx ? Je le retrouve bien à sa place juste avant ce virage au bord du ru où j’aime m’arrêter parce qu’il marque encore un changement de monde : si l’on continue à droite, dans cette direction où le vert des fougères et des mousses s’intensifie, c’est la montagne ; et si l’on va par la gauche, vers la grande fourmilière et la clairière, le chemin revient vers la route et nous amène doucement jusqu’au marais du Pontet. En contrebas on entend l’arrosage automatique de la scierie. Je marche plus lentement pour ne pas faire fuir le souvenir d’un renard que j’ai croisé ici il y a dix ou quinze ans. N’est-ce pas après lui que Rimski soudain détale en faisant claquer la longe ? Vraisemblablement pas, ou bien c’est un renard volant, car il regarde ensuite en l’air, fixant le faîte d’un immense épicéa dont seule la brise agite un peu les branches.

Quand enfin on sort du bois pour déboucher sur le marais, le ciel est blanc, l’orage approche en hésitant. À vue de nez j’estime qu’il devrait être possible de boucler la promenade sur le même tempo nonchalant en échappant à l’averse… Comme je m’apprête à quitter le marais pour remonter la route jusqu’au chef-lieu, le chant d’un rossignol accapare mon attention ; la cloche de l’église aussitôt lui répond et puis – un deuxième rossignol, un troisième rossignol…

Je rejoins la salle des fêtes du Pontet où Élodie tient son stand entre un accordéon diatonique et les liqueurs d’Annick et Joël. On bavarde, je bois un sirop de rose parfumé à souhait puis je repars par un autre chemin. Un coucou chante. L’orage attendu ne vient pas. Tout s’immobilise, les grands nuages, les hautes herbes, l’attente, l’été. À nouveau je ressens cette sensation de parfait équilibre que j’évoquais dans le dernier texte de mai, parce que tout soudain parait parfait, à commencer par l’équilibre entre l’hygrométrie et la température.

J’ai eu quelquefois cette impression qu’il était possible de maintenir durablement un état de délassement, de porosité au monde, de légèreté un peu grave, qui n’est peut-être pas l’éveil des bouddhistes mais qui y ressemble. J’ai eu cette impression des jours durant à Madère lors du premier séjour, et de façon plus intermittente lors du second ; je l’ai eue lorsque je fréquentais le centre de retraite de Karma-ling, après une séance de pratique assise pendant laquelle j’avais vécu cette transparence de l’esprit qui vous vient lorsque le limon des pensées se dépose au fond de l’aquarium mental. Je l’ai eue un certain été de ma jeunesse où j’avais pris l’habitude de me lever avant l’aube pour aller dessiner au bord d’un petit lac dans l’avant-pays savoyard, et puis aussi dans la forêt guyanaise, quand en saison des pluies une averse apportait brutalement ce que là-bas je pouvais ressentir comme une sensation de fraîcheur…

La marche tire un fil tremblant entre cette fraîcheur immobile, cette légèreté sombre, sur lequel on funambule sans tension, sans trop de conscience de soi, ni égaré, ni tout à fait insouciant, mais à sa place dans l’éternité de l’instant.

03/06/23

 

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