Vigie, juin 2023

 

Vertige de la vie et de l’art, Die Sinfonie der Großstadt

 

 

Je reprends la litanie tiède de juin, redites et variations. D’abord je relis et corrige à la marge des notes de La Vigie écrites il y a dix ans. Dans le même décor de hautes herbes jaunies, avec cette même douceur que je ressentais alors de façon si cruelle parce que le cancer de Josette devenait de plus en plus menaçant, je regardais jouer Clément, trois ans, et Léo, six ans, du côté du Grand Creux. Comme le temps a filé ! Clément est maintenant un grand gaillard de 13 ans qui se démène comme un beau diable sur le court de tennis avant de me rejoindre pour le concert de l’ensemble d’accordéons au sein duquel il joue du sax. Léo, qui faisait part alors (en mai 2013) de son désir accru d’apprendre l’accordéon, n’en joue plus, je continue pour lui. On vit, on veille, dans l’attente des résultats de Parcours Sup. Le voici accepté à l’Université de Savoie en licence de biologie, mais il est possible qu’il puisse finalement aller en cycle interdisciplinaire d’études supérieures à Tours pour une licence sélective “sciences de la transition écologique et sociétale” à dominante scientifique mais où les humanités sont bien représentées. Il passera dans quelques jours l’ultime épreuve écrite du Bac, et je corrige la dissertation qu’il vient de terminer sur le sujet : “savoir rend-il malheureux ?” Il n’avait pas deux ans lorsque je m’émerveillais de sa maîtrise de l’argumentation parce qu’il m’avait dit, pendant une cueillette des champignons : « Les bras, papa… parce que je suis petit ! » Je me laisse aujourd’hui attendrir par la qualité de la langue et de la réflexion, qui me rassure parce que je constate qu’à l’issue de cette année en chambre il a fait d’incontestables progrès. L’idée de son départ éventuel m’exalte presque autant qu’elle m’inquiète.

Pendant la promenade, Rimski soudain s’arrête et lève son museau vers l’adolescent-écureuil qui, torse nu et ses écouteurs dans les oreilles, fait des figures dans les branches assez hautes. Allez va, mon garçon, toi aussi, un jour ou l’autre, il te faudra quitter ton village, ta maison, ton arbre, et trouver d’autres moyens que le cochon pendu pour éprouver le vertige de vivre !

Puis voici qu’au moment où je pense pouvoir me reposer dans ma cave, Laurence me propose d’aller voir et écouter Die Sinfonie der Großstadt, un film allemand muet réalisé par Walther Ruttmann en 1927 dont la projection est accompagnée à la contrebasse par Fabrizio Rota, un musicien qui habite un village voisin. “Ah non, pas question de sortir !” m’écrié-je aussitôt, avant que le visionnage des premières minutes du film ne me fassent immédiatement changer d’avis.

 

Nous sommes peu nombreux, ce soir-là, dans la salle Saint-Jean, faute d’une communication adéquate (c’est une situation que je connais bien et qui toujours me navre), peu nombreux à être venus risquer ce vertige du poème cinématographique. Au départ, il s’agit de célébrer en cinq actes la folle énergie de la ville moderne, dans une approche marquée par le futurisme italien. On sait que la fascination pour le monde industriel allait conduire aux pires dérives et, de fait, l’auteur de ce documentaire, graphiste avant d’être cinéaste, rejoindra les nazis. Il est toujours troublant de constater qu’on peut être un salaud et un artiste génial (seul le génie transparait dans le film).

Tout commence à l’aube, premier acte, par une lente approche de Berlin en train, le long de ces rails qu’on continuera à suivre tout au long du film, avec ces reflets sur les vitres, ces plans serrés dont la contrebasse souligne les saccades et qui me donnent l’impression d’être embarqué dans Entre deux gares. Ces images ont presque cent ans mais elles semblent d’aujourd’hui, tant elles disent à merveille les sensations du train et de la grande ville. Celle-ci est d’abord montrée déserte, dépeuplée comme par une pandémie, on se croirait dans un film de science-fiction ; puis la silhouette d’un policier avec un berger allemand apparaît et la frénésie peut commencer.

Tout tourne, la grande roue, les assiettes, la chaîne de montage des ampoules. Avec l’accompagnement d’époque d’un orchestre symphonique ce devait être exaltant, mais les effets sonores électroniques et la contrebasse introduisent une tension, une mise à distance. Bien sûr, il est impossible de ne pas songer que ces hommes, ces femmes, ces enfants qui sortent de la guerre s’en vont vers la guerre, que beaucoup vont mourir, que tous sont de toute façon déjà mort depuis longtemps et qu’on ne perçoit d’eux que des spectres, que Berlin telle qu’on la voit sur ces images sera entièrement rasée quelques années plus tard, que ces militaires qui paradent, cette foule au sein de laquelle deux hommes en viennent aux mains, ces images des miséreux juxtaposées à celles des riches, conduisent vers le pire. On y songe en regardant les cheminées cracher leur fumée sombre, le va-et-vient des trains, et les dissonances de la partition incidemment rappellent la musique de Hans Eisler pour Nuit et brouillard.

Au deuxième acte, la folie mécanique semble s’apaiser au profit de la simple humanité de gens ordinaires qui ouvrent les persiennes ou marchent dans la rue, mais le goût des séries et des rapprochements rythmiques l’emporte très vite, nous emporte à nouveau. Des plans fixes et longs seraient propices au sentimentalisme, à l’apitoiement, mais les plans sont très courts, d’une précision impitoyable, avec un sens du rapprochement poétique fulgurant qui mène le spectateur au bord de la saturation. Le musicien a l’excellent goût de ne pas en rajouter, de calmer le jeu en quelque sorte, de permettre l’indispensable respiration, mais cela ne signifie pas qu’il édulcore. Quand on voit à l’écran l’orgue de barbarie qui joue, les notes graves jouées avec l’archet semblent funèbres.

On avance d’acte en acte, troublé aussi par de nombreuses correspondances cinématographiques qui montrent au passage à quel point les réalisateurs sont d’abord des observateurs du réel. La mécanisation des humains, ou l’humanisation des automates, évoque Metropolis, puis la flèche lumineuse désignant la vitrine fait surgir le fantôme de M dans le film de Fritz Lang. Ici il n’y a pas d’histoire, mais d’assassins, Berlin en 1927 assurément ne manque pas… Puis voici le ring et les miséreux des Lumières de la ville de Chaplin, dont on aperçoit d’ailleurs les pieds, seulement les pieds, sur le bas d’un écran de cinéma. L’homme qui a filmé et monté cela est peut-être devenu nazi, il a sans doute pensé son film comme un hymne à l’industrie, mais la réalité comme souvent dame le pion à une idéologie probablement pas encore solidifiée. Ce qu’on voit, c’est à la fois la beauté, l’absurdité, et une folle vitalité qui fascine mais inquiète. La séquence qui montre les effets du vent dans la ville évoque le chef d’œuvre de Sjöström, Le Vent, sorti l’année suivante en 1928, ou le Keaton de Steamboat Bill Jr (1928 aussi), dont il partage le sens du rythme et une poésie sensible plutôt que sentimentale – mais ici sans les artifices d’une histoire à raconter, du cinéma à l’état pur. C’est très beau, inspirant, et très proche de ce qu’on peut ressentir quand on marche aujourd’hui dans une grande ville et que le vent se lève.

Au cinquième acte, c’est la nuit, le feu d’artifice final de ce long-métrage magistral dont je ressors tremblant d’enthousiasme. On discute un peu timidement avec l’artiste puis on repart rejoindre notre territoire du Villard, une fois de plus agrandi par la force de l’art. Deux jours après, lorsque j’écris ces lignes en essayant de me remémorer les sensations procurées par la musique et ce film qui semble à présent un rêve en partie effacé, une part de moi est encore embarquée dans ce train de 1927, en route pour Berlin, une autre suit la ligne jaune tendue par mon chien blanc sur mon sentier quotidien.

Vivre en permanence dans ce vertige de la ville si bien exprimé par le film, ce serait pour moi comme vivre avec la tête à l’envers, cochon pendu, je deviendrais probablement maboul, j’ai trop besoin de solitude et de silence ; mais sans l’art qui l’agrandi (ou rappelle sa grandeur), mon territoire paisible deviendrait, non pas une cellule de moine en laquelle on s’isole et l’on se replie pour mieux se déployer, mais une cage dorée. Le seul bonheur auquel je pourrais prétendre serait celui de mon chien, infiniment respectable pour un chien, mais de bas étage pour un humain. Parfois le savoir rend malheureux à cause de toute la souffrance qu’on préférerait ignorer, de toutes les incertitudes qu’il apporte, disait Léo ; mais le savoir et l’art aussi nous offrent les moyens de poursuivre ce rêve nomade qui continue à nous hanter, troublés que nous sommes par la conscience du passé lancinant, du futur inquiétant, mais avançant quand même en toute conscience jusqu’au vertige.

10/06/23

 

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