Vigie, juin 2023

 

Folâtreries forestières

 

 

Un serin cini juché sur le poirier au soleil lance son chant plissé. J’allais le qualifier de froissé parce qu’il me fait penser à celui du rouge-queue (qui comme on sait évoque le froissement d’une feuille de papier), puis le soleil m’a ébloui alors que je cherchais le petit oiseau jaune du regard et c’est plissé qui s’est imposé.

Au temps où j’écrivais La route ordinaire, partant d’un tel prologue, je me serais sans doute fixé une idée à suivre – par exemple j’aurais cherché à explorer tout ce qu’il pouvait y avoir de jaune sur mon chemin (les fleurs des boutons d’or, des épervières et de la rhinanthe tête de coqs, les bandes jaunes qui signalent peut-être aux cyclistes la présence d’un parapet, ou bien cette marque sur le pylône en béton qui inscrit mon sentier dans le vaste réseau des sentiers balisés) ; mais désormais, je me laisse de plus en plus aller à aller au hasard, sans autre contrainte que de satisfaire les caprices de Rimski (comme ce très long arrêt devant une grande tige qui est la seule rescapée de la fauche et que toutes les bêtes du coin ont certainement dû marquer) ainsi que mon plaisir propre (je reste tout de même attentif aux sensations, aux échos du passé qui me viennent, comme cette odeur que je sens depuis deux jours sur les hauteurs de La Martinette et qui me rappelle celle qui s’échappait des boîtiers de certaines cassettes audio au mitan des années 80, je m’en souviens très bien, ou bien, plus loin, l’odeur camphrée des thuyas, dont je ne sais plus trop par contre ce qu’elle me rappelle).

Autre chose a changé. Il n’y a pas si longtemps, je me serais probablement emparé du nom du serin cini pour le faire dériver en sinistre, parce que juin prépare juillet et que juillet, c’est la mort de Josette. Cette association entre l’été et la disparition de ma mère, si obsédante dans La route ordinaire, je la perçois moins maintenant, éprouvant même une impatience estivale que j’ai déjà mentionnée à plusieurs reprises mais qui n’en finit pas de m’étonner. L’été pourrait-il devenir, comme pour Vasca, la saison de l’écriture ? Comme lui je pourrais dire en juillet que “j’ouvre l’atelier de l’été, et ça palpite de cigales” (ici ce sont plutôt les grillons), “et ça s’ébouriffe d’étoiles, dans l’être et dans l’avoir été” (toujours chez lui ce mélange de notations concrètes et d’abstractions). Dès lors ces promenades, pendant lesquelles je sens moins les tenailles du temps qui continuent pourtant à serrer, de plus en plus souvent s’échappent du projet littéraire en lesquelles je les ai situées (le “livre de Rimski” ou de la salamandre, si celle-ci daigne un jour se montrer) pour divaguer du côté d’un hédonisme facile dont mon chien me donne peut-être l’exemple, pour ne plus être que récréation ou simples préliminaires à une pratique plus sérieuse de l’écriture, id est je retourne à ma table et je bosse jusqu’à ce que livre s’ensuive, j’écris Dans ma mémoire indienne (priorité de cet été) puis Le livre de Madère rebaptisé Le livre d’Éléor (ce qui ouvre de belles perspectives tout en m’obligeant à reprendre une bonne partie de ce qui a déjà été écrit). Après trois livres de notes nomades écrits sans trop d’intervention ni d’efforts de ma part, je deviendrais alors un vrai écrivain avec le dos cassé, une tendinite au poignet et en fin de journée l’allure hagarde du hibou insomniaque !

En vérité, j’adorerais cela ; mais pour l’heure, je profite de la beauté tenace de ce monde changeant (car enfin, quel plaisir d’habiter un pays à quatre saisons marquées par des changements de paysages aussi spectaculaires), je folâtre, criant de bon cœur quand les orties fouettent mes jambes (Rimski se retourne avec un air inquiet), courant un peu dans la descente pour le plaisir d’être essoufflé, saluant la coccinelle à dix points et l’épeire embusquée. Une embardée de Rimski qui bondit à la poursuite d’un écureuil me jette presque à terre, puis je regarde l’animal sauter sur un autre arbre pendant que le chien s’obstine à tenter l’escalade depuis une souche. Bientôt, accroché à une branche au-dessus du Gelon, je joue les Tarzan, « un vrai gosse ! » me dit Rimski, et puis : « ça, par contre, ça ne change pas du tout, tu restes presque aussi mauvais grimpeur que moi ! »

(Je folâtre, je folâtre, mais reste vigilant : le sentier reste criblé de flaques, une salamandre pourrait quand même traverser, sait-on jamais, et ce serait alors la fin du livre, le dernier texte, celui qu’il vaut mieux ne pas rater complètement par accumulation de platitudes…)

06/06/23

 

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