Vigie, juin 2023

 

Une énigme

 

 

Je ne sais pas si l’intelligence rend plus heureux ou plus malheureux, mais il me semble qu’elle amène à des comportements d’une sophistication déconcertante. Quand naguère je m’apprêtais à partir en balade avec ma chienne Patawa, une adorable bâtarde de type épagneul dotée d’une intelligence ordinaire, celle-ci se mettait au garde-à-vous devant mes bottes, quémandant la laisse, ou bien si la voiture était ouverte courait m’y attendre. Pourquoi faut-il que Rimski, samoyède d’une intelligence supposée supérieure, sitôt qu’il perçoit les signes d’un départ en promenade que pourtant il adore, aille se cacher derrière un rideau ou à l’autre bout du jardin, m’obligeant à l’appeler ou à faire semblant de bouder — car j’ai compris depuis longtemps qu’il ne fallait surtout pas lui courir après ? Plus que son intelligence, je suppose néanmoins que c’est le goût du jeu qui s’exprime ici, et puis une forme de connivence entre nous puisqu’il sait parfaitement qu’il ne sera jamais grondé par ce maître qui refuse d’en être un.

Toujours est-il que nous voici quand même en chemin. Temps doux, grand soleil et grands nuages, lumière crue d’été. Comme chaque fois je m’arrête pour regarder les grandes scabieuses mauves à l’orée du champ et les insectes qui les butinent. Je ne sais pas si les abeilles, comme les mouches, perçoivent le spectre des couleurs avec une acuité inouïe, mais je voudrais bien comme elles pouvoir me vautrer dans ce mauve, m’en repaître pour de bon mieux qu’aucun peintre ne saurait le faire…

Rimski, de son côté, a une autre idée en tête, une idée qui lui fait presser le pas et m’entraîner dans une marche de plus en plus rapide. Je l’ai rarement vu aussi pressé, aussi décidé, tout juste s’il prend le temps de marquer, de flairer. Je pense d’abord que c’est l’arbre à l’écureuil qui l’intéresse, mais il passe devant sans un regard. Je songe qu’il a peut-être simplement envie de trotter comme l’autre jour et je m’aligne sur ce que je crois être son rythme naturel ; aussitôt, il accélère, m’entraînant vers une cible indéterminée qui n’est ni à gauche, ni à droite, encore moins derrière, mais droit devant. Quand il ne contourne pas les grandes flaques laissées par l’orage d’hier soir, il les franchit d’un bond. Il dédaigne le nant où d’habitude il va boire. Au deuxième pont il renifle à gauche, renifle à droite, et je m’attends à le voir détaler dans les ronces, mais l’instant d’après il repart de plus belle, avec l’air de me dire : “C’est par là!” À cette allure je n’ai pas le temps de voir grand-chose d’autre que des lueurs de limaces qui brillent dans les tâches de lumière, ou les restes d’un passereau emportés par la pluie.

On accomplit ainsi en trente minutes un circuit rarement bouclé en moins d’une heure. Au quatrième et dernier pont je m’attends à ce qu’enfin il ralentisse comme il le fait toujours quand on rejoint la route départementale pour amorcer le retour au village, mais il n’en est rien. Haletant, langue pendante, il accélère encore la cadence malgré le grand soleil qui réchauffe le goudron. Il n’a même pas fait ses besoins, l’un des motifs pour lesquels on le promène ainsi chaque jour. Je rouvre la porte du garage, lui ôte le harnais, ouvre la porte du jardin : du jardin non plus que de ma balade, il n’en a rien à faire. Il retourne s’affaler à la cave comme un ado dans son lit après la classe, reprenant la même position qu’il avait avant que je ne le réveille. Il me regarde avec un air de reproche, puis se rendort avec un grand soupir.

S’il rechignait aujourd’hui à venir, ce n’était pas par jeu, ni parce qu’il est trop intelligent pour obéir, et cette façon de bâcler notre tour n’était pas non plus orientée par quelque quête mystérieuse. Il a chaud, voilà tout, mon Samoyède en été, et n’a pas du tout apprécié que, pour des questions d’emploi du temps, j’avance d’une heure sa sortie en le tirant du rêve en lequel il s’est déjà replongé…

11/06/23

 

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