Vigie, décembre 2023

 

Fêtes étranges

 

 

La terre est dure quand on part marcher tôt le matin, puis elle s’amollit presque aussi vite que la chair de la statue Galatée sous la paume de Pygmalion, si bien qu’on passe chaque jour de ce qui ressemble encore à une fin d’hiver à un printemps précoce. C’est peut-être pour cela que ces jours de vacances passent si vite, vraiment trop vite, ravivant une anxiété que je pensais un peu calmée.

On se réjouit pourtant de cette fête étrange de Noël qu’on passe pour la première fois avec les enfants, les deux chiens, Nathalie et Éric. Je sais que d’aucuns pourraient trouver déconcertant de voir ainsi réunis en toute concorde, et même en toute amitié, les anciens époux (d’ailleurs toujours mariés et qui partagent toujours la maison) avec le nouveau compagnon, la nouvelle compagne (Élodie aurait été parmi nous si elle n’était allée chez ses parents). Pour ma part, je n’y vois rien que de très naturel. Le temps a fait son travail, et l’on peut dire qu’il l’a bien fait. On ne voit plus la cicatrice. La fête d’aujourd’hui ne ravive aucune douleur ancienne, si ce n’est l’absence de ma mère qui n’a de toute façon besoin d’aucun prétexte pour être ravivée. Je ne comprends pas l’obstination avec laquelle tant de gens s’enferrent dans des tragédies familiales aux complications qu’il semble si facile d’éviter, pour peu qu’on fasse montre d’un peu d’intelligence et de détachement, alors que la seule véritable tragédie est la maladie et la mort.

Pour quelqu’un que taraude un désir éperdu de permanence, ce qui peut faire le nid de toute sorte de nostalgies réactionnaires ou morbides, je sais faire preuve d’adaptabilité, de souplesse, moins préoccupé par les jugements extérieurs et la préservation d’une harmonie factice que par le maintien d’un cadre à l’intérieur duquel il m’est possible de vivre et d’écrire. Même si les enjeux sont d’une autre échelle, je songe à cette famille even qu’évoque Nastassja Martin dans À l’est des rêves, qui abandonne le folklore postsoviétique dans lequel le collectif even, dans sa grande majorité, croit préserver une identité finalement assez fausse, pour inventer une nouvelle façon d’habiter en forêt – autant dire d’être Even. D’aucuns crient à la trahison, enfermés qu’ils sont dans une image figée d’eux-mêmes ; mais les tenants de la vraie permanence, celle qui demande d’être inventif, ce sont bien Daria et les membres de son clan. Quand je nous vois ainsi, je suis fier, moi aussi, de notre petit clan…

La tragédie, la vraie, je sens pourtant qu’elle pointe son nez quand j’entends au téléphone Nathalie dire à Rose-Marie, sa mère, au cinquième stade de la maladie d’Alzheimer, qu’elle va venir la voir et qu’elles pourront passer encore de beaux moments ensemble, alors que plus jamais – après quoi elles parlent toutes de la mère d’Éric (car Rose-Marie à ce stade conserve encore quelques souvenirs épars qui surnagent dans un chaos d’incohérences), qui fut naguère une de mes professeurs et qui est atteinte elle aussi de dégénérescence mentale ; et Rose-Marie de s’écrier, dans une inconscience qui donne envie de pleurer : « Dire qu’on risque un jour de tous finir ainsi ! »

On s’offre des présents qui font vraiment plaisir, on s’offre nos présences. Je prends la pose devant les grandes photographies encadrées de Rimski et Nouchka qui rejoignent celles de Rimski en solo, Noël 2021. Le lendemain mon père est là et tout est bien. On mange bien, sans sacrifice d’animaux. Le seul drame, c’est quand le harnais casse et qu’Éric, parti en balade avec la meute, revient tout affolé. On a peur, on sait que le drame est toujours possible, mais Rimski revient vite, après un bain dans le torrent, et tout rentre dans l’ordre.

Léo va bien, lui aussi, qui parle avec enthousiasme de ses cours de podologie et de paléoclimatologie, ou bien, avec un humour toujours aiguisé, de ceux de science physique qui relèvent, dit-il, de l’art abstrait. Des heures durant on joue aux échecs sur le bel échiquier offert naguère par mes parents en Guyane et dont mon père a rénové certaines pièces qu’avait rongées Rimski. Je gagne chaque fois, car Léo peine à maintenir son attention suffisamment longtemps, mais je dois batailler (au 31, je perds)…

Puis la fête finit, je sens de minute en minute qu’elle finit, que tout glisse jusqu’à ce moment où, la cinquième partie terminée, les enfants retournés dans leur chambre, les chiens sortis, pulsés, brossés, la table débarrassée, il n’y a plus rien à faire. Je sais alors ce qui m’attend : le nouveau livre à écrire que je rumine depuis des mois, le texte en hommage à Kenneth White que j’ai promis pour une revue mais toujours pas commencé, et puis aussi répondre à Patricia, à Florence, je sais que l’écriture m’attend et pourtant, je tergiverse…

Soudain rien n’est plus important que de reprendre le classement de ma bibliothèque de sous les combles – une tâche titanesque ! Je rétrograde le grand bouddha doré de l’autel rouge, au centre de la pièce, vers le jaune, dans la partie la plus basse ; à sa place je dépose mon grand crâne de dromadaire ramené du désert, puis mes crânes de singe, de tapir, de pécari, je remplace les livres sur le bouddhisme par mes ouvrages naturalistes. Je rouvre des tiroirs bourrés de souvenirs, retrouve ici la dédicace d’Annkrist en novembre 1987, des mots de Jean, d’anciennes lettres qui me donnent le tournis. Je vide une à une les étagères puis commence à reclasser les livres ainsi que j’aime le faire (par langues, siècles, genre, ordre alphabétique d’auteur). Je n’ai pas écrit une ligne mais je sais que ce que je fais là, ce n’est rien d’autre que les préliminaires habituels.

Le temps file. Il ne pleut plus, il ne neige pas, le soleil à dix heures amollit la terre et les mésanges préparent déjà leurs nids. Je profite d’une dernière marche paisible avec les chiens en songeant que demain matin, Nouchka se fait opérer et qu’il faudra ensuite qu’elle reste près de moi sans trop bouger jusqu’à la fin des vacances. Aurai-je le temps d’écrire ?

27/12/23

 

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