Vigie, décembre 2023

 

Tentative de creusement

 

 

La violence de la lumière reflétée par la neige me force à fermer les paupières et le blanc qui me blessait devient un rideau pourpre encore tout scintillant. J’avance ainsi à tâtons, tracté par les deux chiens incandescents de ce demi-rêve, demi-cauchemar, jusqu’à l’orée du bois où je bifurque pour dévaler jusqu’au ruban sombre de la route, où je rouvre les yeux. La gouille en contrebas est un miroir gris cendré parsemé d’éclats qui semble avoir emprisonné les reflets de la dernière averse de neige. On traverse le grand champ, mêlant nos pas d’aujourd’hui à ceux d’hier ainsi qu’à toutes les traces laissées par les cerfs, les chevreuils, les renards, les arbres et les insectes morts. C’est une marche erratique, chaotique, brinquebalante, pas glorieuse pour deux sous malgré la noblesse nordique de Nouchka et Rimski. Chaque franchissement de clôture se fait à quatre pattes, mes genoux sur le tapis glacé, avec quelle humilité ! Je ne maîtrise rien et je me laisse aller.

Pénétrer dans le bois remplace la tension du soleil par celle des présences animales que quatre oreilles duveteuses tournées vers le même bosquet de fayards signalent. J’avance plus prudemment, mes deux bâtons plantés dans la neige pour contrebalancer la puissance de leurs huit pattes. La vision soudaine des maisons rose ou crème flottant dans le ciel bleu entre deux arbres nus – ce sont celles du hameau de La Provenchère sur la colline en face – fait l’effet d’un Chagall égaré. Je titube parce que Nouchka est partie à gauche pendant que Rimski fonçait à droite, me redresse… Marcher ainsi n’est pas une distraction, c’est un art, un sacerdoce, une épreuve, à chaque pas une confrontation cruelle ou cocasse avec cette réalité ondoyante qui, à l’instant, se présente sous la forme de deux longes orange et jaune emberlificotées tout autour de mes jambes, mais qui l’instant d’après s’incarnera en une autre imprévisible image !

Je sors du bois sain et sauf, prêt à affronter l’ultime étape du champ d’en haut. Un grand corbeau traverse l’immensité en croassant. Je sais que certains corbeaux aiment faire des roulades dans la neige, est-ce sous leur influence que Rimski fait de même ? Je le laisse jouer et m’assois contre un arbre.

Dans la montagne figée le rut des chamois a commencé, paraît-il, et des bouquetins s’affrontent. Les aboiements des chiens résonnent dans la combe en écho au grand rugissement continu du Gelon – c’est cela qu’on appelle ici le silence. Puis Nouchka commence à gratter la neige, aussitôt rejointe par Rimski, et tous deux maculent de mottes noires la partition du champ. On laisse derrière nous ces traces que je nomme : tentative de creusement.

07/12/23

 

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