Vigie, décembre 2023

 

 Vers les brumes célestes

 

 

Jour de débâcle, où l’on avance en traînant les pieds dans la neige molle criblée de pluie. Hier soir, comme je rentrais d’une escapade en ville, le grand cerf aux grands bois m’a encore arrêté au milieu de la route, a semblé considérer la voiture avec suspicion ou gravité (sans doute était-il simplement ébloui), puis a hoché la tête avant de s’écarter et de me laisser passer. C’est la deuxième fois que cela m’arrive en quelques jours, est-ce que c’est le père ou le grand frère du cerf qui a été tué la semaine dernière au-dessus du hameau, et qui attend la voiture du tueur pour se venger ? Je trouve dans la neige, à l’endroit de notre rencontre, ses empreintes profondes et ses excréments que les chiens avalent comme des friandises.

La gouille a dégelé et reflète à présent les bouleaux alentour en un dessin au fusain à peine moins onirique que celui d’hier. Je regarde les cercles formés par les gouttes de pluie sur l’eau mêlée de glace et les saules en bataille, pendant que Nouchka creuse. Toute la combe en contrebas est dans le brouillard et en altitude le ciel est une masse cotonneuse du même gris opaque, si bien qu’on marche ici dans une nappe de netteté comme entre deux eaux troubles.

Plus encore qu’hier le sol est jonché d’abeilles mortes, qui ont donc tenté de sortir des ruches voisines malgré un froid qui ne pouvait que leur être fatal : sont-elles si affamées ? Hier soir Nouchka a repéré et gobé un petit papillon gris que j’avais involontairement ramené avec les bûches pour nourrir le feu, petit papillon de cendre qui s’agitait, tentait de voler, tombait sur le flanc et qui, donc, a fini sa vie dans la gueule de la chienne.

En contrebas du petit bois Rimski, comme chaque jour, repère le chevreuil qui l’affole, transmet son affolement à Nouchka, mais j’ai appris à en tirer profit pour remonter sans effort aux dépens ou au profit de mes chiens…

Sous la neige qui fond Nouchka découvre le trésor d’une bouse qui semble encore bien fraîche et qu’elle lèche comme une crème glacée.

Nouchka aussi apprend : elle vient pour la première fois de faire spontanément le tour d’un arbre au lieu de s’y entortiller, exploit réitéré peu après mais qui n’est peut-être dû qu’à l’orientation de la trace qu’elle veut suivre.

Nous sommes tous les trois des enfants qui apprennent à marcher, à marcher étrangement en file indienne comme des loups, à la queue leu leu pour éviter les obstacles des arbres, alors que le chien naturellement zigzague (peut-être finalement eussé-je dû tenter de me procurer des louveteaux au lieu de chiens nordiques : au moins la progression eût-elle été confortablement rectiligne…). Nous parvenons ainsi à traverser la pente glissante du petit bois pour déboucher sur le grand pré d’en haut par le bas, ce qui offre une belle perspective et une montée triomphale qui semble devoir déboucher sans effort, mille mètres plus haut, au sommet du Grand Chat.

Ce champ est riche en mulots, car Rimski chaque fois, aujourd’hui comme hier, comme l’an passé et comme l’année d’avant, se met à creuser frénétiquement en noircissant son poil et son museau. Je l’arrache à son rêve de rongeur pour poursuivre le mien : cap vers les brumes célestes.

09/12/23

 

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