Vigie, décembre 2023

 

Printemps mental

 

 

 

Temps très doux d’après la pluie, une brume fine a succédé au brouillard qui donne la sensation que tout flotte dans le léger flou d’une flânerie printanière. On s’affole, à juste titre, du dérèglement climatique, dont toutes les manifestations, reliées à la conscience qu’on a des souffrances présentes et à venir qu’elles supposent, nimbent de tragique même un quotidien paisible. Il me semble pourtant aujourd’hui que les repères habituels ne sont pas tant perdus que déplacés dans un ordre aléatoire, surprenant, riche de combinaisons et de sensations nouvelles. Ainsi la gouille qui déborde offre-t-elle le spectacle inédit d’une montagne dédoublée au milieu des bouleaux ; ainsi devient-il possible de vivre non plus un hiver suivi d’un printemps (ce n’était déjà pas tout à fait ainsi que les choses se passaient) mais plutôt trois ou quatre hivers très brefs suivis d’autant de printemps plus durables.

Voici que je me reprends à rêver de la possible rencontre avec une salamandre qui, ayant perçu cette douceur, se serait décidé à s’aventurer avant l’heure sur le sentier où son corps jaune et noir sur fond de feuilles sombres dessinerait un hiéroglyphe prometteur. (Cette image de la salamandre m’est revenue je crois non seulement à cause du redoux printanier mais aussi parce qu’Élodie tout à l’heure évoquait l’excellente revue de vulgarisation naturaliste La Salamandre, à laquelle elle est abonnée).

À La Martinette, les poules sont de sortie, qui provoquent le vif intérêt de Nouchka. Le robinet du bassin crache comme jamais et Rimski n’en finit pas de flairer le gros tas de bois où la bête qui hiberne chaque hiver (je ne sais pas si c’est un hérisson, un loir) s’est vraisemblablement réveillée. Un moment je regarde le torrent en crue, la cascade. Il serait fallacieux de dire que l’eau me traverse l’esprit, mais je sens que la proximité d’une telle force réveille en moi une sensation subtile en laquelle se mêlent de l’admiration, de l’humilité, de la crainte, et puis en arrière-plan quelque chose de plus diffus encore comme une sorte de grand silence peuplé de cris et d’attente, comme une aube maritime, disons, comme un printemps mental.

Cela disparaît peu après, quand il me faut me débattre au milieu des branches qui jonchent le sentier ou retenir de toutes mes forces Rimski bien décidé à retourner inspecter la cabane d’hier pour voir si la bête s’y trouve encore.

Parvenu au bout du chemin, dans la partie froide où la neige persiste, Rimski au contraire de Nouchka se livre à sa traditionnelle cérémonie d’adieu à l’hiver en se roulant dans la neige, image que j’associe désormais plus que toute autre à l’advenue du printemps.

12/12/23

 

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