Vigie, décembre 2023

 

Et la nuit est sur nous

 

 

Pluie tout au long de la nuit sur la fenêtre de toit… Il me faut nettoyer tous les rochers du rêve que je suis en train de gravir, à l’aide d’un grand balai à feuille. À mesure que je monte le vertige me vient. Tout au sommet une maison a été aménagée où je retrouve mes parents, comme en une location de vacances. J’ai peur de traverser le salon dont le parquet flottant, posé très mal par-dessus une crevasse, ploie et menace de s’effondrer sur le vide. Il y a là-haut une belle vue sur la colline où je rencontre deux jeunes mésanges bleues qui pépient parmi les feuilles, quatre ou cinq poussins qui rejoignent leur mère, puis une très grosse araignée que je trouve magnifique et que je voudrais photographier – mais comme souvent dans les rêves je ne le peux pas, parce que, cette fois, j’ai égaré mon appareil. J’avance en rampant, puis redescends par des échelles de meunier en passant par des chambres où des enfants jouent. Au bout de tout, le vide.

Ayant quitté le rêve et la maison, je marche maintenant sur le chemin de nouveau boueux de la réalité, presque entièrement dégagé de la neige, comme de retour en novembre. Nouchka, qui s’était habituée à l’itinéraire des grands champs et du bois, ne comprend pas pourquoi je redescends vers La Martinette, et tente de toutes ses forces de dévier notre course vers les collines. Qu’est-ce qui l’attire tant par là-bas ? Si c’était les chevreuils, Rimski ferait de même, alors je ne sais pas. Les siècles de domestication ont beau nous avoir rapprochés, nous n’en restons pas moins deux espèces fort dissemblables, les chiens et moi, avec cette part de mystère, d’inconnu, d’inconnaissable, d’inatteignable, dont je fais au quotidien mon miel.

Ici le sentier est jonché de feuilles lissées et sombres, écrasées et trempées par la neige en allée. Cela fait un sol spongieux, comme une membrane, une peau animale, la peau de la forêt à nu. La bruine crépite sur la casquette de chasse de mon grand-père. Le torrent mugit. Rimski est aux aguets. Le nant qui longe la route de La Martinette, qui était à sec en juillet, déborde d’une eau chargée. Quand on arrive au-dessus du Gelon, les embruns redoublent et le fracas décuple (on voit en contrebas le torrent qui déborde) si bien qu’on pourrait assez facilement, en fermant les yeux, se croire au bord de l’océan ou bien d’une chute gigantesque.

Après le pont, le sentier lui-même devient ruisseau. Je songe à mon songe de cette nuit, celui de la demeure vertigineuse, de l’araignée et des mésanges bleues. C’était un rêve tout à fait printanier, peut-être suggéré par le roulement de la pluie sur la fenêtre de toit. Je ne sais pas si vraiment les rêves, en tout cas ceux que je fais ordinairement, m’annoncent quoi que ce soit, si ce sont des « rêves de rencontre » comme ceux qu’évoque Nastassja Martin dans À l’est des rêves, ou bien simplement une façon de tourner en rond en moi-même. De même je ne sais pas si ce tour que je fais et refais à pied avec les chiens permet la rencontre, m’ouvre des perspectives, ou s’il n’est qu’un enfermement. Je crois que dans les deux cas, tout est un peu mélangé… Ce rêve, donc, était à la fois rêve de retrouvailles avec ma mère et des sensations venues de l’enfance, et anticipation du printemps sur fond de vertige temporel.

Il y a beaucoup de bêtes qui traversent mes rêves, et des maisons étranges. Cette cabane de forestier devant laquelle Rimski renifle pourrait être l’une des maisons du rêve… Mais soudain Rimski tire si fort que la laisse se brise. Il fonce à l’intérieur de la cabane. Aboiements fous. Je dévale la pente couverte de ronces, le rattrape, le perd à nouveau, puis on repart, haletants. Nouchka et Rimski ont vu la bête qui s’était réfugiée dans la cabane mais je ne l’ai pas vue, trop occupé à les retenir…

Bientôt je ne songe plus à rien, je marche dans l’eau froide, sous l’eau froide, serrant la longe froide, escaladant tant bien que mal les troncs tombés sur le sentier. Jamais je n’ai vu le Gelon aussi haut, et empiétant si loin. Tout s’obscurcit. La branche basse d’un arbre qui faisait obstacle frappe mon front et fait choir ma casquette. Ce n’est pas un rêve mais presque un cauchemar, pas une rencontre mais un éloignement : je sens que le monde s’éloigne, que les chiens blancs qui tournent autour de moi avec des yeux hagards évoluent dans une toute autre sphère que celle où je patauge ; puis on retrouve la neige, dans cette partie de la combe qui est un vrai frigo, le blanc sombre de part et d’autre du sentier noir que prolongent au-dessus de nos têtes la bande anthracite du ciel qui, décidément, s’assombrit, s’assombrit, et la nuit est sur nous.

11/12/23

 

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