Vigie, décembre 2023

 

Comme une feuille d’automne déposée dans l’hiver

 

 

Hier l’escapade a vraiment failli tourner mal. À peine ai-je ouvert la porte du garage que les chiens ont foncé tête baissée en tirant de toutes leurs forces réunies le traîneau impuissant de leur maître. C’est à croire qu’il y a vraiment un gène chez le chien de traîneau qui lui rappelle ce pourquoi il a été longtemps utilisé, comme chez ces chiens de berger qu’on n’a pourtant jamais éduqués en tant que tels mais qui se mettent à tourner autour des promeneurs comme s’il s’agissait de moutons à rassembler… La piste sur laquelle était passé le chasse-neige était glissante et je n’ai pu m’arrêter qu’aux Landaz, ayant donc dévalé la pente sur cinq cents mètres en ayant eu bien peur. (J’en ai retenu de leçon : puisque face à huit pattes griffues, les deux miennes ne font pas le poids, mieux vaut éviter d’oublier les bâtons de marche et ne plus emprunter les pistes et les routes lissées par le chasse-neige.)

Élodie nous ayant rejoints, j’ai pensé pouvoir me consacrer paisiblement à la contemplation du paysage de soleil et de neige. J’ai lâché Nouchka, dont j’avais pu la veille encore apprécier la grande docilité juvénile. C’est arrivés au pont que nous l’avons perdue. Ni les aboiements de Rimski, ni mes appels aigus ne l’ont détournée de la piste qu’elle avait décidée de suivre, et j’ai compris que Nouchka, comme Rimski au même âge (c’est-à-dire à un an) était désormais une authentique samoyède adulte, une chienne de chasse qu’il ne serait plus possible de lâcher. Nous avons remonté en ahanant la colline qu’elle avait mis quelques instants à franchir, Rimski suivant assez efficacement sa trace, puis nous l’avons traquée, appelée, attendue pendant une demi-heure avant qu’elle ne revienne, heureuse, épanouie, épuisée. Il n’y avait heureusement aucune chasse à proximité et la route était loin, mais je ne prendrai plus de risques. Nous sommes revenus en nous frayant tant bien que mal une piste dans la neige épuisante.

C’est ce même champ que je traverse aujourd’hui, ayant modifié l’itinéraire habituel pour éviter les sentiers verglacés. Je me laisse tracter par les chiens, manifestement très contents de s’adonner à cette tâche, et traverse ainsi lentement la grande page blanche sur laquelle un chêne a tracé ses logogrammes. Un grand silence règne dans cette forêt figée en laquelle je ne peux m’empêcher de voir un beau décor, tout comme je vois dans les aiguilles ou les feuilles déposées sur la neige les traces d’une écriture. La nécessité de sortir mes chiens justifie ma présence en ce lieu, mais je la trouve soudain bien fragile, cette nécessité, et fragile le lien que je tisse avec ce lieu en parlant et marchant ainsi que je le fais. Je ne suis pas un chasseur, juste un passant, un étranger, une sorte de touriste – et la contemplation ne suffit pas, même doublée d’une parole. Ce que je retrouve dans le grand champ de derrière le hameau, ce sont encore et toujours des souvenirs personnels, l’affût avec Léo quand il était petit, la luge tirée par Patawa, et je me dis que c’est bien peu, que c’est bien pauvre au fond. Je ressemble autant aux authentiques marcheurs préhistoriques que mes chiens à des loups – Nouchka, que cette progression dans la neige très épaisse fatigue et qui s’est couchée comme pour protester (pour protester aussi sans doute contre la longe sans laquelle elle irait je pense beaucoup plus vite), ne me contredira pas. Bien sûr, je peux me donner l’illusion d’être un trappeur, avec mes deux chiens de traineau, mais je ne suis qu’un enfant qui s’amuse, qui fait semblant.

Ce matin je me sens comme une feuille d’automne déposée dans l’hiver.

04/12/23

 

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