Vigie, décembre 2023

 

L’usure du torrent

 

 

J’ai perdu tous les mots de cette marche – perdus, effacés, envolés, le rien m’est resté en main – mais je me souviens d’un détail, d’un moment très précis qui après coup me montre à quel point le corps envoie des messages qui anticipent sur la conscience intellectuelle, ce qui n’est pas une grande nouvelle mais m’a fait sourire de mon peu de discernement.

Je venais de traverser sans encombre le petit bois, les hameaux des Landaz et de La Martinette, gagné par un léger spleen que j’associais à la brume qui stagnait dans la vallée et donnait l’impression de respirer à travers un mouchoir trempé. C’est en arrivant près du torrent que j’ai ressenti pour de bon une immense fatigue, une terrible usure, qui était celle, me suis-je dit, que les eaux en furie infligent aux berges, aux rochers, et donc également aux passants. J’ai eu l’impression que le nant, loin de m’apporter comme la veille une sensation printanière, me prenait ma force. Je lui ai dit : « Tu me nargues, torrent, tu charries, tu me charries, tu tout charries, tu exagères, tu te nourris de nos débâcles jusqu’à en éclater, repoussant tes limites et les nôtres, tu deviens inquiétant et je n’ose plus t’approcher, descendre par le sentier habituel jusqu’à la petite plage où les enfants autrefois en été se baignaient, où j’ai fait jouer les chiens il n’y a pas si longtemps. Même les chiens n’osent plus boire à ton eau, regarde, Nouchka fait mine puis rebrousse chemin, et moi aussi je fais demi-tour, je m’éloigne sans force… Tu m’as pris toute ma force… »

J’ai compris que j’étais malade lorsque j’ai commencé à claquer des dents contre le radiateur brûlant.

15/12/23

 

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