Vigie, août 2014

 

 

 

 

LE MONDE VERT
(de l’efficacité en été)

 

 

Entre deux averses l’été déjà finissant resurgit, avec ses processions de nuages éclatants et de cyclistes bariolés, ses cris d’enfants, d’ouvriers, de rougequeues, ses vrombissements de frelons ou de tracteurs, ses stridulations de criquets ou de tronçonneuses, toute cette frénésie qui perd de sa nonchalance à mesure que s’aiguise l’automne. En forêt, le long des routes, sur les crêtes, dans les jardins chacun s’est remis au travail. Me vient à l’idée que sont aussi au travail les renards et les merles occupés à se gaver de baies, les marmottes qui fourragent dans le trèfle et les premiers colchiques, les vaches qui n’en finissent pas de mâcher du vert, et jusqu’aux arbres dont chaque feuille semble se mouvoir pour capter au mieux la lumière pendant que c’est encore possible.

L’été le paysage de ma fenêtre du sud est presque entièrement vert, fermé par les feuillages ; la porte verte de mon bureau sur laquelle j’ai accroché à l’intérieur d’un cadre vert la reproduction d’un tableau de Monet, fait alors une sorte de miroir. La lumière du soleil aussi est verte (bien que l’atmosphère, qui en absorbe le bleu, nous la fasse paraître jaune) ; la surface des feuilles la réfléchit en grande partie, ce qui protège la feuille de la violence du rayonnement, mais les couches inférieures s’en nourrissent avec une efficacité grandissante.

Je regarde ce vert, qui est, paraît-il, la couleur à laquelle la rétine humaine est la plus sensible [1] : ce vert, tous ces verts qui vont du vert vif des prés au vert hiver des grands épicéas en passant par le vert mat des saules marsault, le vert miroitant des bouleaux, le vert strié de jaune des châtaigniers ou le vert impérial du tilleul – par excellence, arbre d’été. Même le feuillage taché du poirier est à présent orné de fruits, disons, vert reinette (guère plus gros d’ailleurs que des figues, et que les oiseaux dédaignent pour les fruits plus attirants des pruniers voisins). Il y a dans ces verts du paysage montagnard quelque chose d’infiniment doux, d’apaisant – en comparaison les verts de la forêt amazonienne paraissent agressifs, excessifs, clinquants.

Je regarde, je me repais de ce vert que l’automne percera bientôt, et puis je tente de tout voir du point de vue du vert, en me laissant imprégner par sa tonalité…

 

*

 

Que le monde vert des enseignements bouddhiques [2]  associe le vert à l’été plutôt qu’au printemps me semble justifié, en tout cas sous nos latitudes et en ce lieu particulièrement verdoyant du massif de Belledonne. L’été est à la fois la saison du plein épanouissement des feuillages et celle où peut se déployer le mieux et le plus librement l’activité des hommes et des bêtes. C’est une période de vacances pour les plus chanceux, et une période de travaux – tous ces travaux qu’on ne pourra plus faire quand le gel et la neige seront de retour. Il y a dans ce grand chambardement tranquille de l’allant, de l’élan, et le vent souffle sur cela. Il s’agit pour chacun de faire ce qu’il a à faire. Il s’agit d’être efficace.

Le monde vert du mandala est celui de l’action juste et efficace. Si la philosophie est associée au monde bleu de l’intelligence hivernale, si la poésie est associée au monde rouge de la bonté printanière (voire à la générosité automnale du jaune), le monde vert est celui du faire.

Aborder la poésie du point de vue du vert, c’est donc poser la question de son efficacité. Question a priori choquante : la poésie n’a pas à être efficace, et ne saurait être subordonnée à quelque objectif que ce soit. J’avoue pourtant avoir naguère ressenti une vive excitation à la lecture de Michaux, lorsque celui-ci en appelle à un art qui soit une « magie efficace ». Me touche, chez Michaux, cette manière d’affirmer la nécessité d’une poésie non seulement pour voir, mais « pour pouvoir », ainsi que cette volonté de trouver en l’art une certaine efficacité existentielle – ce qui le pousse d’ailleurs à vertement critiquer l’impuissance de la parole et à se tourner vers la peinture et la musique (même si les tentatives de Michaux au tambour restent, de son aveu même et contrairement à son travail de peintre, anecdotiques).

C’est lorsque Michaux est confronté au pire que s’impose à lui cette idée :

Étant aux côtés d’une personne qui m’était très précieuse et qui, lentement, trop lentement, se remettait de la rechute d’une grave maladie, je me dis tout à coup : « Je dois faire quelque chose. Si vraiment il y a dans les mots une force efficace, si à la force intérieure du sentiment intense on peut faire prendre une direction, c’est ici, c’est sur elle que je dois réussir, que cela doit porter… et porter guérison. » Comme je le vis bientôt et mieux plus j’avançais, ce n’était pas un poème d’amour qui pouvait ici convenir (…), non ce n’était pas cela qui aurait pouvoir. Ce qu’il fallait c’était (…) un poème-action. (…) J’aurais à dire sur l’action en soi. 

Après quoi il généralise :

On est terriblement mêlé, dispersé. Énormes, surprenants sont les obstacles qu’on rencontre même si l’on ne fait qu’un poème dirigé, un poème qu’on voudrait réellement bien-faisant, efficace. Une pensée, une pensée-sentiment est génératrice d’autres pensées, de velléités, d’actions parfois et d’une fugitive transformation générale. [3]

Une part essentielle de l’art de la modernité peut sans doute être vue comme une tentative plus ou moins désespérée de tendre vers cette « transformation générale ». Face à la crise écologique, spirituelle, culturelle (et in fine seulement économique et politique) dans laquelle nous nous enlisons (dire que nous la traversons relèverait sans doute d’un optimisme déplacé), il faudrait trouver, comme le dit le texte inaugural de l’institut international de géopoétique, une réponse « à la fois profonde et efficace » [4]  : « il s’agit de savoir maintenant où se trouve la poétique la plus nécessaire, la plus fertile, et de l’appliquer ».

Qu’en ces temps troublés on cherche à dépasser l’inutilité supposée de l’activité poétique (au sens large) me paraît salutaire. Me paraît ainsi salutaire l’idée de se tourner vers le dehors pour tenter de renouer des liens neufs avec ce monde que nous avons quadrillé, mesuré, bétonné, étouffé ; de se tourner vers ces forêts et ces montagnes dont Tchouang-tseu déjà disait qu’elles sont « bonnes pour l’homme (…) parce que l’esprit de celui-ci n’est pas de force à triompher de son oppression intérieure… » [5]  Comme la rencontre inopinée d’un animal sauvage au détour d’un sentier, la simple lecture d’un lieu peut, en remettant à sa juste place le « je » habituellement envahissant du locuteur, procurer en même temps qu’un singulier soulagement la sensation d’un plus vaste espace. Il est possible de bâtir, à partir de ces sortes de sensations ou d’intuitions, toute une existence, toute une culture peut-être – une culture véritable, de celles « qui préserve[nt] et transmet[ent] (…) le natif ». [6]

Il faudrait ainsi, pour être efficace, trancher plus franchement dans notre confusion ordinaire en gommant le sujet personnel « au profit d’une « conscience (…) vierge, transparente, qui se laisse pénétrer sans résistance par tout ce que lui transmet le réel extérieur ». [7]  Il faudrait laisser dans ces lignes, fenêtres ouvertes par personne, toute la place au dehors.

« Aujourd’hui, dans ce sombre temps et sous toutes ces menaces, ce qui nous aidera, ce n’est pas l’expansion démesurée de la personne, mais son effacement. » [8]

 

*

 

Le souci d’efficacité peut cependant se crisper. Le versant sombre du monde vert est celui où ne règne plus que la préoccupation d’être efficace et d’atteindre un but, dans l’oubli de son expérience propre – voire de l’humain, comme nous l’ont montré les totalitarismes qui ont fait et continuent de faire tant de ravages. On ne s’appesantira pas ici sur les catastrophes auxquelles ont mené la volonté de nombreux intellectuels d’œuvrer « efficacement » en « s’engageant », et en s’égarant, comme ils pensaient devoir le faire ; on peut espérer être désormais à l’abri de ces œillères idéologiques grossières et meurtrières…

Plus finement, plus intimement, il me semble que cette crispation du « vert » peut s’exprimer aussi par le fait d’accorder plus d’importance à l’image qu’on donne de la réalité qu’à la réalité même de ce qu’on vit . Autrement dit de « tricher avec son expérience » (ainsi que le dit Jaccottet, qui m’aura tant accompagné tout au long de cette année et de cette rubrique [9] ), de « la mettre entre parenthèses », de gommer dans la page ce qu’on n’a pas su gommer en soi.

« Ne pas dire plus qu’on ne voit / plus qu’on ne sait plus qu’on ne sent / c’est un métier très difficile », me murmure souvent Perros [10]  quand je suis tenté de trop en dire, ou de trop artificiellement simplifier ce que j’avais dit en laissant le texte suggérer une limpidité, une fluidité du rapport au monde à laquelle je n’atteins que si ponctuellement…

C’est ce souci-là, ce souci d’honnêteté, qui interdit à Philippe Jaccottet d’écrire lui-même de ces haïkus qu’il se contente de transcrire, dont la transparence le fascine et dont la découverte eut par ailleurs une influence décisive sur son cheminement. Il sait, avec Bashô, que le haïku exige d’abord d’ « élever le niveau de son esprit » en l’épurant :

Pour celui qui à tout instant vit son art, ce qu’il ressent en son esprit se confond avec les objets concrets pour déterminer la forme du verset (…). Si l’esprit par contre n’est pas épuré, l’on recherchera une perfection formelle dans l’agencement des mots. Cela n’est autre que la vulgarité d’un esprit qui ne s’efforce pas à atteindre la vérité. [11]

On peut certes toujours fabriquer des haïkus. C’est assez facile, c’est un exercice profitable, et cela donnera sans doute au lecteur éventuel ainsi qu’à son auteur un avant-goût de ce que pourrait être un rapport au monde un peu plus dégagé – disons, une illusion de transparence. Mais on peut craindre une forme de supercherie. Pour atteindre véritablement à cette transparence en laquelle « l’esprit se confond avec les objets concrets », un « long processus silencieux » [12]  est nécessaire.

Un processus si long, si tortueux, sans doute impossible à mener jusqu’au bout (à moins naturellement d’avoir atteint et réussi à maintenir assez durablement un état d’« éveil » là où Michaux lui-même n’espère qu’une « fugitive transformation »…) qu’il me faut bien pour ma part me résoudre à laisser place, même ici, à une parole elle-même plus tortueuse, plus confuse, plus hésitante, plus détournée que je ne l’aurais voulu, et en cela moins « efficace »…

 

*

 

« Je ne pourrai écrire librement que lorsque je vivrai librement. » [13]

 

*

 

Le vent cependant s’est levé, un vent tiède qui ébouriffe les châtaigniers, fait briller les bouleaux, traverse les maisons et fait battre les portes. J’achève à la hâte, parce qu’il faut faire vite avant que le temps change, ces lignes hasardeuses.

Au dehors ça souffle, ça circule, c’est vaste, sans détour, et assez puissant pour faire taire, le temps d’une bourrasque, nos tergiversations…

 


[1]  Les scientifiques ont remarqué que l’œil avait une sensibilité plus étendue dans le vert que dans les deux autres couleurs primaires (rouge et bleu), http://www.guide-gestion-des-couleurs.com/les-couleurs.html.
[2]  Voir plus haut dans cette rubrique le monde jaune, le monde bleu et le monde rouge.
[3]  Henri Michaux, Passages (1959) in Œuvres complètes  t. II, Paris, Gallimard, coll. Pléiade pp. 376-377 (c’est moi qui souligne).
[4] http://www.geopoetique.net/archipel_fr/institut/texte_inaugural/index.html
[5]  Tchouang-tseu, chap. XXVI, trad. Liou Kia-hway, in Philosophes taoïstes, Paris, Gallimard, coll. Pléiade p. 300.
[6]  Philippe Jaccottet, La Semaison II, in Œuvres, Pléiade p.395 : « Les œuvres que nous aimons  sont elles aussi en contact avec des « lieux » (…) ; voilà la seule culture : celle qui préserve et transmet l’innocence, le natif. Le reste devrait porter un autre nom. »
[7]  Antoine Wyss, « Passage par l’Orient », postface à Aristocrates sauvages de Jim Harrison et Gary Snyder, Wildproject éditions, Marseille, 2011, p.159.
[8]  Philippe Jaccottet, « Éléments d’un songe », op.cit. p.321.
[9]  « Ce qui me rend aujourd’hui l’expression difficile est que je ne voudrais pas tricher – et il me semble que la plupart trichent, plus ou moins, avec leur expérience propre ; la mettent entre parenthèses, l’escamotent. »La Semaison IIop.cit. p. 386.
[10]  Georges Perros, Une vie ordinaire, Poésie/Gallimard.
[11]  Le haïkaï selon Bashô, trad. René Sieffert, P.O.F., p.120.
[12]  Kenneth White, « La vallée des bouleaux, » in Atlantica, Paris, Grasset, 1986 p. 17 : « Avant de pouvoir parler, de pouvoir dire quoi que ce soit, nous devons nous unir, par un long processus silencieux, à la réalité. »
[13]  Nicolas Bouvier, Il faudra repartir, Payot, 2012, p.140.

 

8 août 2014

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