Vigie, mars 2013

 

 

DES PAROLES NÉCESSAIRES

Paroles printanières. Paroles préparant le printemps. Paroles nées de l’espoir du printemps.

Et je repense à ces paroles ailées, fleuries, que prononce Ulysse juste après son dernier naufrage. Ulysse est nu, hirsute, sale, brisé, épuisé. Il a tout perdu : sa jeunesse, sa patrie, le souvenir de sa gloire guerrière, son bateau et ses compagnons de voyage. Il n’a réussi à s’arracher au charme de la nymphe que pour être une fois de plus écrasé par la colère du dieu. Il n’a plus de force, et plus rien qui le rattache à l’humanité. Il se demande si cette terre où le sort une fois de plus l’a jeté est une terre d’hommes, avec des cultures et des gens hospitaliers, ou encore une terre de monstres. Il n’ose plus espérer. Et pourtant il s’apprête à sortir d’un hiver de vingt ans.

Nausicaa apparaît semblable à Artémis. Il n’ose pas l’approcher : ses mots le font pour lui. Il parle. Parole ailée, parole fleurie. Il rassemble dans sa parole toute la culture humaine, le raffinement, les ornements qui lui font défaut. En d’autres lieux, dans une cour royale, ce ne serait là peut-être, sans doute, que des ornements ; mais ces paroles-là bouleversent. Ces paroles qui sont celles de la renaissance, du retour, du printemps. 

On voit aussi à quel point on ne saurait atteindre à la plus vive émotion, à la vérité de la parole en coupant celle-ci de la situation d’où elle émerge et qui la justifie. Ce qui fait la beauté des paroles d’Ulysse à ce moment du récit, ce ne sont pas les figures de style, ce ne sont pas les images, ce n’est pas le rythme de la langue, que rend si admirablement la traduction de Philippe Jaccottet. Ce qui touche, c’est la nécessité vitale de ces paroles, de ce rythme, de ces images.

La poésie est cette parole du printemps qui dit l’humanité au sortir de l’hiver et, ce disant, se mêle et s’unit à plus vaste qu’elle, au naufrage, au ressac, à la force du fleuve, au caractère impitoyable et à l’ampleur des saisons.

Ulysse est nu, le poète est à nu. Mais ce n’est plus comme ces héros de la guerre de Troie si finement représentés dans la céramique grecque, et dont la nudité garde un côté bravache, célébration de l’agilité et offrande des corps vulnérables aux coups portés par l’adversaire ou, le plus souvent, par des dieux qui ne sont eux-mêmes que les instruments du destin. Cette nudité est l’acceptation qui permet le mouvement, la soumission à ce que les Grecs appellent Destin et qu’on nommera ici plutôt « réalité » — et l’on entend aussitôt quelque chose de vaste, de bon et de cruel. Il faut passer par cela, le cœur et le corps à nu, le naufrage. On est passé forcément par cela, avec d’autres images sans doute, si peu différentes. Il faut se taire, être ballotté par le courant à deux doigts d’une mort pas seulement symbolique, pendant des jours, des semaines, avant de pouvoir proférer une parole authentique, c’est-à-dire nécessaire.

Parole rare. Beaucoup de verbiage, et le verbiage ici aussi menace (sans commune mesure néanmoins avec la marée du verbiage journalistique, politicien, quotidien, partout amplifié, omniprésent, étouffant, passons).

La parole nécessaire est parole du printemps.

Je ne voudrais écrire que des livres qui fassent danser les saisons.
 
Je me souviens de cette chanson de Jean Vasca qui disait : « Dans les ruissellements des mondes toutes les saisons font l’amour ». Jean Vasca critiquait cette image, qu’il jugeait, longtemps après l’avoir écrite, presque ridicule, maladroite, naïve. Disant cela, il me semblait se placer du point de vue d’une objectivité distante par rapport à ces mots devenus lointains et dont il n’entendait plus la profonde justesse (justesse sans doute entendue au moment de l’écriture de la chanson). « Dans le ruissellement des mondes » et des mots « toutes les saisons font l’amour », oui. Les saisons se mêlent, s’unissent, deviennent fécondes et douces. Le temps n’est pas nié, le temps n’est pas tendu, le temps n’est plus, ainsi que l’écrivait Maître Eckart, ce qui « nous empêche d’accéder à la lumière », mais le temps est devenu une sorte de danse entre l’ombre et la lumière. Danse périlleuse sans doute, mais danse — et l’on peut entendre ici : dense, densité, densité et souplesse, légèreté et gravité. Danse.

À l’obsession du temps succède peu à peu l’obsession plus saine et plus vigoureuse de la danse amoureuse des saisons.

12 mars 2013

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