Route, septembre 2013

 

 

LA ROUTE DE MA VALLÉE

 

La route de la vallée n’a rien à me dire. Mais si je tends l’oreille, si je scrute, si je lui prête attention, elle peut me donner à entendre ou à lire.

La route de ma vallée, il n’y a somme toute plus grand monde qui la parcourt. Quelques grumiers. Un engin de chantier orange avec gyrophares. Un tracteur arrêté. Quelques citadins qui s’en vont travailler à la ville (ceux-là pour la plupart sont déjà partis). Autrefois néanmoins, elle était le chemin d’accès principal qui reliait la Savoie et le Dauphiné. Il n’y avait pas encore, en contrebas, la grand-route du sillon alpin Albertville-Chambéry. Toute la partie basse était marécageuse. Passaient par ici les colporteurs, beaucoup de paysans, beaucoup de monde. La taille des églises de La Table ou d’Arvillard en atteste encore. Je n’ai pas la nostalgie de ce monde-là — tout au plus de certains de ses aspects. Il régnait malgré tout, sur un arrière-plan d’extrême violence faite à la nature et, d’une manière générale au faible, une certaine solidarité, ainsi qu’une nécessaire attention aux choses de la terre. Maintenant, ma vallée un temps désertée se repeuple de néo-campagnards, « rurbains », néo-ruraux, etc. Ceux-là sans doute prêtent davantage attention à cette tache de lumière qui vient de frapper comme un projecteur la colline en face et qui éclaire la forêt de sapins d’une lueur de début d’automne ; au trait net de la Chartreuse illuminée d’où l’ombre bleutée descend lentement à mesure que le ciel s’éclaire ; à ce beau ciel de traîne d’après la nuit d’orage ; au tableau lumineux des Bauges baignées de nuages ; à la marche pénarde des enfants qui vont à l’école ; aux formes, aux lumières, aux couleurs. 

La route bifurque et je m’enfonce dans cette gorge obscure que surmontent les Grands Moulins, invisibles ce matin. Traversant ce paysage, suivant ce matin encore la route, je mentirais si je taisais tout à fait la tristesse qui m’anime et qui fait que ce n’est pas un oiseau ni un chevreuil qui traverse et contemple mais bien un être humain. C’était hier l’ouverture de la chasse. Les chasseurs en grand nombre ont arpenté cette même route. J’imagine l’affolement des bêtes, prises entre l’orage et les fusils. J’imagine la peur des chevreuils et des cerfs tapis, trempés, pas encore transis mais… La route en ce début d’automne a aussi quelque chose de poignant. Elle me murmure son appel au voyage, autant dire à une certaine forme de disparition douce (douce, au début). 

Me voici en fond de cuvette, dans cette partie de la forêt qui est la plus humide et la plus froide, où stagne encore la brume et où les feuilles jaunissent plus vite. Un peu plus loin la brume trace une autre route, un chemin qui zigzague le long de la colline de Bramefarine. Puis voici le cimetière où finissent toutes nos petites histoires dont ne restent que des pierres.

Je traverse tout ça et je n’en reviens pas : partout l’automne, l’automne est là, encore une fois. Qu’il est touchant le soin avec lequel les habitants de ces maisons ont soigné leur jardin ! Touchante la fumée qui s’échappe des cheminées argentées de la grande chaufferie. Touchants les gestes des éboueurs en orange qui vident la poubelle à mon passage. Touchante cette vallée, cette route qui n’avait rien à me dire. Touchant même son silence, et l’écoute de ce silence.

 

9 septembre 2013

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