Route, juin 2013

 

 

DUR À TENIR

 

 

Ce n’est pas la nécessité d’avoir à dire quelque chose qui est dure à tenir ; c’est la nécessité d’être à la hauteur de la situation présente, situation qui, comme toute situation, mais peut-être plus encore en ce matin d’été lumineux où je descends les routes presque désertes de ma vallée, est vaste et me dépasse. La question est de savoir si parler est vraiment une manière d’être à la dite hauteur. Traverser, regarder, respirer en silence devrait suffire. Il y a pourtant dans la parole une tension particulière qui permet de déjouer les relâchements les plus grossiers. À mesure que je parle le monde apparait un peu plus clairement, comme si je promenais le faisceau d’une lampe plus ou moins fatiguée tout autour de moi, et en moi. 

Parler chasse le brouillard du bavardage mental. 

Parler rouvre parfois des portes. 

Pauvre parole cependant cernée de toute part de brouillard et de silence, même en ce matin lumineux. 

Pauvre parole entrecoupée d’hésitations, comme des trous de présence — plus béants et plus fâcheux que les trous de mémoire. S’il fallait intégrer dans un livre tout ce silence sous forme de pages blanches, cela ferait des volumes de mille pages dont la plupart seraient vierges. Ce serait comme de servir à table, au lieu du seul poisson bon pour la consommation, l’ensemble des animaux qu’il a fallu tuer pour en extraire ce thon ou cette dorade (il faudrait, parait-il, une assiette de trois mètres de diamètre). 

Cependant j’avance et je parle quand même. Je ne peux pas dire que les arbres se penchent pour m’écouter. Une fois encore je soliloque. Je parle pour moi même, pour celui que j’ai été, pour celui que je serai, pour celui que je suis. Je parle pour me jouer du temps, des temps, et m’espacifier parfois (ainsi que l’écrit Michaux). Je parle parce que ce serait pire de me taire. Je parle, je lance au hasard comme une manière de cri de ralliement. C’est assez ridicule car la meute à laquelle peut-être j’ai appartenu a été dispersée depuis belle lurette, et personne n’entend ni ne répond. Plutôt qu’au loup, trop noble, pensons à un jeune renard ayant perdu la compagnie de ses parents et de ses frères, et qui glapit tout seul, assez piteusement, dans le silence du sous-bois. Puisque je suis seul et que personne ne m’entend, je peux bien faire cela sans craindre le ridicule : glapir en conduisant !

 

11 juin 2013

 

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