Route, juin 2013

 

 

LE TEMPS, L’ESPACE, LES TRACES

 

 

Ciel limpide d’un beau matin d’été. Présent transparent, presque sans souvenirs. Juste la route, les virages, la forêt. Juste la sensation réitérée de se laisser emporter par la pente. 

La pente naturelle serait de ne pas laisser de traces et de se laisser ainsi glisser, sans rien derrière. Dans ces moments de dégagement, dans ces instants où l’on retrouve la route, le soleil, les ombres, la forêt, les flancs de la montagne illuminés par le soleil de sept heures, il est vrai qu’on ne ressent plus le besoin ni l’envie de laisser de traces. On peut parler ou se taire avec la même légèreté, petit ruisselet courant en surface et bientôt bu par les champs…

Pourtant, ces paroles-là je les recueille. L’image de ces trois gros tracteurs remontant la vallée en procession, et dont j’imagine à quel point elle a dû plaire à l’enfant qui est parti avec sa mère et roule un peu plus loin en contrebas devant moi, l’image de ces deux chevaux clairs qui se toilettent mutuellement dans le champ fraîchement tondu, l’image de ce chat embusqué occupé à guetter une taupe ou un mulot, et qui sera certainement encore là ce soir au même endroit, toutes ces images et ces paroles je les recueille. Pour garder trace ?

Je les recueille pour maintenant et pour plus tard. Je les recueille parce que je sais qu’un jour elles me seront peut-être nécessaires pour pouvoir naviguer à loisir ou m’enfoncer dans l’épaisseur du temps. Je les recueille parce que ma vie d’humain n’est pas seulement un ruisselet de surface mais aussi le fleuve profond du temps en lequel se superposent et parfois se mélangent les périodes différentes de nos vies, et cela est probablement de plus en plus vrai à mesure que l’on s’enfonce dans l’âge. Je les recueille pour mes fils parce que je voudrais pouvoir continuer à leur faire signe par-delà ma disparition. Je me demandais naguère ce que la naissance de Léo allait changer de mon rapport au temps. Je me disais que tout allait être plus intense encore, qu’on allait pouvoir mesurer le temps, vivre le temps et autant dire vivre cette réalité d’homme avec une intensité ravivée. Je ne me trompais pas. La présence des enfants est d’abord un miroir qui assez constamment renvoie à sa propre enfance. On parcourt à nouveau à peu près les mêmes étapes mais en ayant changé de rôle. Le présent se creuse de passé. Les enfants obligent également à se projeter. Ce qu’on dit, ce qu’on fait ensemble, a pour but de les conduire un jour vers cette autonomie qui sera aussi l’annonce d’une séparation, la marque du temps qui aura passé (et on n’est franchement pas pressé d’en arriver là). Le présent s’évente de cet appel d’air plus ou moins froid du futur. Et puis de jour en jour on perd ses enfants. On dit qu’ils grandissent et on s’en réjouit à juste titre parce que c’est merveilleux. Par flashes on comprend aussi ce qu’on perd, on comprend qu’on a perdu le petit nourrisson puis le bébé puis le tout jeune enfant, etc. Pour l’instant cela reste à vif. Je ne cherche pas à échapper à cette douleur, non par masochisme mais parce qu’elle me semble en lien avec la réalité de ce qu’ils me font vivre. 

En arrière-plan toujours la maladie, la disparition programmée de ceux qui  nous sont chers. Et peut-être faudrait-il ici détourner quand même le regard, cesser de le fixer sur les eaux boueuses et tourbillonnantes du fleuve, et revenir au ruisselet de montagne. 

S’il n’y avait que l’espace, la pleine confiance en l’espace, on n’aurait pas besoin de laisser des traces. On pourrait être (et une part de nous l’est en effet) comme ces martinets qui traversent le ciel de ce matin d’été et ne semblent pas connaître d’obstacles. On pourrait être comme cette buse perchée sur une meule de foin occupée seulement à surveiller. On n’est pas un oiseau. On reste pris par le temps. L’équilibre reste à trouver entre le temps et l’espace, la parole et le silence, le torrent et le fleuve; ces traces peut-être y aideront.

 

30 juin 2013

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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