Route, février 2013

 

 

PAROLES DANS LA BRUME

 

 

Brume et bruine. On sort de rêves de châteaux en rentrant la tête dans l’écharpe. 

Le rideau de la brume : plus léger mais aussi plus opaque que celui de la neige. 

Le village dans la brume, avec son clocher immuable, ses jeux pour enfants sans enfants. 

Petit pommiers courbé, tout seul dans le grand champ blanc, et pourtant pas de vent. 

La chanson douce, vaporeuse, apaisante de la brume. 

Quelque chose de doux, de triste, qui flotte ce matin dans le paysage comme une nostalgie de printemps.

Rêvé aussi cette nuit de chansons, de vieux disques, d’inédits retrouvés de Jacques Prévert chantés par Guidoni. 

Pensé à ce chanteur inconnu à la voix atroce, auteur d’un succès éphémère au début des années 80, « Partir » — un seul disque, puis un silence de vingt ans et un deuxième disque jamais commercialisé. Je pense à ces vingt ans pendant lesquels le désir de chanter et d’enregistrer avait dû être enfoui, nié, mais n’avaient nullement disparu. Vingt ans après c’était trop tard. Maintenant les rengaines du chanteur circulent à nouveau grâce à quelques innovations technologiques et à l’hommage d’un autre chanteur bien vivant.

Je suis allé voici quelques jours écouter le chanteur en question. De beaux textes qui parlent de disparition, de lueurs, d’horizon, de grands départs. Une belle présence physique, terrienne et aérienne. Et beaucoup de décibels qui transforment le corps en une sorte de caisse de résonance. Pourquoi pas ? Il est si dur d’entendre, pourquoi ne pas monter un peu, et même beaucoup le son ? Il y a pourtant toujours dans les codes du spectacle de rock quelque chose qui me gêne, quelque chose qui rabaisse au rang de simple divertissement ce qui devrait demeurer épreuve initiatique. Parfois je vois les images, l’horizon se découvre dans la blancheur des projecteurs et la saturation des guitares. Puis je ne vois plus rien, je n’entends plus rien, et quand l’artiste en vient à tel morceau décisif, d’autres morceaux sans rapport avec celui-ci et qui n’en préparaient pas l’écoute, me le rendent presque inintelligible. Je ne suis pas traversé par les lueurs. Mon être est resté opaque, mon esprit embrumé. Tout était parfait, mais je n’ai pas ressenti le réel avec une acuité plus vive qu’à l’ordinaire. Je reste déçu, déçu de moi, déçu de constater que pour moi, il est désormais tout à fait vain d’augmenter la puissance sonore.

Plutôt tendre l’oreille. 

Plutôt froncer les sourcils et scruter. 

Cela non plus n’est pas nécessairement plus efficace. Je rêve pourtant d’une pratique efficace. Une poésie efficace. Est-ce que mes soliloques routiniers le sont ? — Ni plus ni moins que tout ce que j’ai tenté jusqu’à présent. Je pense aux expériences de la drogue chez Michaux. Une façon comme une autre de monter le son. Sept écrans à la fois, me dit-il (à cet égard le monde occidental urbanisé semble constamment sous l’emprise de la mescaline, mais j’ai bien peur que ce soit sans autre but que celui de fuir). 

Sans doute la voie que j’ai choisie est-elle bien trop timide, et mes moyens trop timorés et pour tout dire trop confortables pour être véritablement efficace. J’ai parfois la tentation de tout lâcher. Le travail, la famille, la maison. Partir. Partir au Japon, par exemple, quand j’étais étudiant. Quitter les lettres pour l’ornithologie. Plus récemment, devenir moine. Je me disais que je ne payais pas assez de ma personne, que le statut de fonctionnaire qui est le mien interdisait cette « connaissance par les gouffres » à laquelle j’aspire. Je regardais avec respect et envie certains de mes aînés qui avaient fait des choix autrement plus radicaux. Charles Juliet (l’abandon des études, le saut dans l’écriture). Michaux. Leiris. Etc. J’endurais d’autant plus mal les railleries de Gil Jouanard à l’égard des professeurs.

Tout cela n’est pourtant qu’un leurre. Je suis déjà parti, pendant sept ans en Amazonie. J’ai déjà tout lâché. (Ce serait à nuancer. Je n’ai pas tout lâché, même en Amazonie. Mais j’ai senti, j’ai compris que cette volonté de tout lâcher était un leurre.) J’ai à faire avec le chemin déjà tracé. Ce n’est pas si confortable. Ce n’est qu’une illusion de stabilité. Et même ce métier de professeur dont parfois je me fais grief à cause de l’emploi à vie et du salaire modeste mais régulier, n’est pas si confortable. C’est aussi manière de s’exposer. Je l’ai d’ailleurs assez dit ailleurs.

C’est donc sur cette même route qu’il me faut continuer. Pour le moment dans le brouillard. 

On est arrivé au fond de la combe et on n’y voit plus grand-chose. 

Des prés de fin d’hiver, par fragments. 

Une carrière boueuse. 

Une ferme éclairée. 

Un paysage triste. 

Voici le petit cimetière du village devant lequel je passe chaque jour. 

Dans un autre rêve cette nuit il a encore beaucoup été question de la mort. Je disais que je n’en avais plus pour longtemps (probablement à cause de cette douleur dans le dos qui m’était revenue dans la nuit). Je me voyais mourant. Ou bien je voyais à travers mon visage le visage de ma mère mourante. Car le processus est déjà clairement enclenché. Comment puis-je me reprocher d’être trop protégé ? Personne ne l’est. Je le suis de moins en moins. Le brouillard s’épaissit. Des fantômes d’arbres. 

On est encore assez en bonne santé pour en faire des phrases, pour jouer avec sa peur au moyen des mots. Puis vient comme une envie de vomir, et on se tait.

 

9 février 2013

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