Route, février 2013

 

 

LES ACCIDENTS

 

On se réveille tout à fait enseveli après avoir pourtant passé longtemps à déneiger. Route couverte de neige sale, plus mauvaise et glissante que jamais. Embouteillages de bus déjà presque dans l’ornière au sortir du village. On garde néanmoins un œil pour scruter ce très beau gris neige des nuages — admiration mêlée d’effroi à l’idée que la neige, sans doute, tombera encore aujourd’hui.

Hier dans un passage étroit le rétroviseur gauche a été violemment rabattu, et le cache a volé en éclat. Un bruit sonore, claquant, glaçant. Un petit bruit d’accident. Un petit bruit de plus, un de ces petits bruits qui presque à chaque fois signale qu’un fragment de la voiture s’en va. Un petit bruit toujours de mauvais augure.

Superbe alignement d’arbres blancs penchées, croulant sous la neige. De nouveau les traces bien visibles des bêtes dans les champs.

Rêvé cette nuit à plusieurs reprises de ma grand-mère et de la petite chambre lambrissée de Montluçon. À chaque fois la chambre m’apparaissait avec un agencement différent, les deux petits lits en bois verni tantôt perpendiculaires, tantôt parallèles (je suppose qu’on peut voir là un effet du bouleversement que connaît actuellement la maison). Ma grand-mère était présente à mes côtés à son repas d’enterrement. Ce jour-là je n’ai pas voulu boire le verre de vin que je me m’octroie très ponctuellement, pour de grandes occasions. 

(Ici s’ouvre une parenthèse pour saluer les six cerfs qui me regardent passer. Ah ! la silhouette des cerfs dans la neige, en plein jour maintenant ! Retour au rêve.) 

Ce jour-là, disais-je, je n’avais pas voulu boire ce verre de vin. Mais dans le rêve j’acceptais. Sans aucun plaisir. Par lassitude. Parce qu’on m’avait servi. Je me forçais à boire, et ma grand-mère m’en faisait le reproche, comme de quelque chose d’assez inconvenant. La revoir ainsi vaillante, telle que je l’ai toujours connue, avait quelque chose d’assez réconfortant. Je ne pense pas que la mémoire de son visage, de sa voix, de ces moments passés avec elle s’effacent avec le temps.

Malgré l’inconvénient qu’il y a à devoir pelleter des tombereaux de neige et slalomer sur ces routes de nouveaux glissantes, je ne peux m’empêcher de trouver à ce retour de l’hiver quelque chose de triomphant, quelque chose d’assez bien exprimé par le port de tête du cerf. Quelque chose de festif et de fier dans cette lumière plus vive de février. L’impatience du printemps ne me semble pas contrariée mais incluse dans l’éclat de cette neige nouvelle. Bientôt on regrettera ces images émouvantes des cerfs dans la neige. 

Les collégiens, à l’arrêt de bus, se livrent une bataille de boules de neige débonnaire. 

Un vieil homme patiemment déneige. 

Chasse-neige arrêté devant le perron de l’église. 

La vieille croix rouillée du carrefour semble repeinte à neuf. 

Même la maison grise qui semblait abandonnée ressemble un peu moins à une ruine ce matin. 

Deux voitures arrêtées au milieu de la route, les traces du dérapage bien visibles : un accident sans gravité. Cette très légère joie égoïste que je sens traverser la route enneigée, est-ce que je la percevrais encore, est-ce qu’elle continuerait encore après l’accident ? J’imagine assez bien la scène. La voiture sur le côté, après quelques tonneaux peut-être. La douleur à la jambe ou au bras. Et puis, malgré tout, une sorte de quiétude, un regard tranquille vers le ciel gris et les arbres enneigés… 

Il y a je crois dans ce moment une sorte de fatalisme salutaire qui nous vient en aide. C’est tout naturellement qu’on fait trois pas en arrière de sa vie ordinaire et que quelque chose, peut-être, se détend : voilà, c’est arrivé, je n’ai pas le choix. La route s’arrête ici pour moi. 

Je me souviens ainsi de ce braquage dans lequel nous avions été pris à Belém, un soir de Noël, dans un grand magasin. Face contre terre nous regardions en silence, pendant que les vendeuses qui nous entouraient pleuraient, se signaient et imploraient Jésus. Des coups de feu assourdis. Des consignes que nous ne comprenions pas. Nous nous attendions à voir surgir les gangsters armés de kalachnikov. J’étais tout à fait glacé, et résigné. Détendu dans la tension de l’attente. Presque absent. Absent des préoccupations ordinaires, mais présent aux sensations de l’instant, de cet instant dont on se disait qu’il avait quelque chance d’être le dernier (il avait  d’ailleurs été le dernier pour deux des assaillants, abattus par la police militaire, ainsi que nous devions l’apprendre par la suite). Puis ce fut la fuite paniquée vers la sortie du magasin sous une pluie battante (Nathalie parvenant néanmoins à récupérer, dans la foule, en pleine obscurité, la carte bancaire que la vendeuse n’avait cessé de serrer dans sa main et que j’avais totalement oubliée), et les retrouvailles éperdues avec les parents dont on avait été séparés.

 

12 février 2013

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