Route, février 2013

 

 

MATIN FROID

(les rêves, la route – pour la première fois !)

 

 

Paysage ce matin de grande lumière glacée. Moins douze degrés au thermomètre. Le rempart de la Chartreuse illuminé comme jamais. 

On se rappelle ainsi certaines aubes à Corbel,  un  week-end pascal d’il y a longtemps. On partait très tôt le matin. Je marchais dans la neige glacée. C’était là-bas en Chartreuse, à Corbel, que je retrouvais après une longue période d’enfermement le goût du dehors.  J’avais escaladé ainsi le dôme d’une petite montagne et j’étais tombé au milieu d’un troupeau de chamois. 

Dans les rêves de la nuit, nul chamois, mais une succession de couloirs étroits qu’il faut traverser pour pouvoir sortir d’un grand immeuble. Je pénètre dans des appartements habités par des inconnus, que je fais mine de ne pas voir pour ne pas les déranger dans leur intimité. Puis me voici errant dans la nuit de cette grande ville inconnue, peut-être liée à des souvenirs de Lyon et Paris. Il fait froid. Je suis habillé entièrement en bordeaux, sans veste ni anorak, avec un simple sous-pull à col montant. J’entends des gens qui se moquent — une troupe de jeunes gens assez mal intentionnés, semble-t-il. Je presse le pas. Je me dis que ce n’est pas ainsi qu’il faudrait arpenter la ville, de ce pas de bête apeurée qui appelle au prédateur. Je tente de ralentir. Tout de même, au lieu de partir dans les rues les plus fréquentées et pleines de lumière, je choisis une longue avenue absolument déserte et sombre. Je m’enfonce dans cette longue avenue…

Un chien couché sur la route. Je l’évite soigneusement. Il me regarde avec un air bon. Il n’a pas l’air blessé mais que fait-il ici ?

Et puis dans le rêve me voici soudain en Inde, où je n’ai jamais mis les pieds. D’un seul coup une cohue colorée. De cette partie du rêve je ne garde plus de souvenirs, tout juste cette image colorée. 

Maintenant je suis loin de la ville et de cette Inde rêvée. Je roule dans l’air très froid. Le territoire de ma vie ordinaire ressemble à une sorte de grand paquebot. À la proue la maison, à la poupe le travail (ou l’inverse, c’est selon). Je me déplace ainsi de la poupe à la proue, de la proue à la poupe, et le bateau lui-même se déplace. Comment croire qu’on demeure immobile ? Finalement le secret pour renouer avec cette sorte de confiance en l’espace sans laquelle on s’étiole, consiste moins en se déplacer le plus possible et le plus loin possible que de réintégrer au sein même du quotidien apparemment sédentaire la conscience intime du nomadisme. 

Ce paysage n’a rien à voir avec celui d’hier matin. 

Ce vol de corneilles qui traverse le champ blanc et vient se percher sur un tilleul n’était pas là hier. 

Et la Chartreuse qui maintenant se rapproche n’était absolument pas éclairée de cette incroyable lumière de fin d’hiver. Il faisait moins froid, l’air était moins sec, moins transparent, et le ciel pas du tout de ce très beau bleu pâle de l’aube qu’il revêt aujourd’hui. 

Parmi toutes les tendances mortifères qui traversent notre culture commune, notre philosophie, bien ancré dans notre socle religieux, l’obsession du général est peut-être l’une des plus pernicieuses. Le particulier, qui fait tant peur, mais c’est la vie même ! Le goût de la distinction. De faire des distinctions. De regarder finement — et dans ce domaine, il me reste tant à apprendre. Je me souviens de ma stupéfaction quand j’ai entendu naguère un camarade de classe évoquer les tuiles roses de Lyon qui en faisaient à ses yeux quasiment une ville du midi, alors que je n’avais même pas remarqué que les toits de Lyon n’étaient pas gris. Ce constat m’avait navré : comment prétendre à l’écriture quand on n’est pas même capable de voir ce qui nous entoure ? De ce jour j’ai l’obsession des toits. 

La littérature, la poésie entretient précisément ce goût de la distinction. La phrase proustienne porte à son acmé ce goût-là, même et surtout quand l’auteur prétend par ailleurs ne viser qu’au général.

 

16 février 2013

 

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