Route, février 2013

 

 

PAYSAGE APPRIVOISÉ

 

On passe sans aucune transition mais avec quelque difficulté de la vaporeuse confusion des rêves à la netteté blessante de ce matin d’une journée d’hiver qui s’annonce lumineuse. On peine à faire la mise au point. De même le pare-brise strié de givre mettra-t-il un peu de temps pour redevenir tout à fait transparent.

Transparent, l’esprit le sera peut-être aussi, mais c’est bien moins sûr. Espérer ne fût-ce que quelques moments de transparence est déjà une manière de rayer l’espace, d’enrayer la possibilité d’un tir droit à travers l’espace. On délimite un horizon d’attente. On limite. On barre. On raye.

La présence de quelques véhicules manifestement plus pressés que moi derrière la voiture me pousse cependant à reprendre la route avec un peu plus de vigueur. Très vite le pare-brise recouvre sa transparence (on regrette un peu les très beaux dessins du givre, si vite effacés).

Je pars ce matin plus tôt que d’habitude parce que c’est mercredi. Seules les hauteurs de la Chartreuse sont illuminées par un soleil presque rose. De nouveau cette sensation de liberté liée aux séjours en montagne. Séjour désormais quotidien. La liberté demeure précaire mais présente, offerte par bouffées. Plus qu’ailleurs, assurément, plus que si j’habitais en ville comme je l’ai fait autrefois et comme j’ai parfois la tentation de le faire à nouveau (non tant pour le commodités supposées que pour le plaisir qu’il y aurait à s’accouder à un balcon et à regarder le soir passer la vie des gens dans le dédale des rues, les lumières s’allumer et s’éteindre, à guetter les apparitions-disparitions de la lune et tous ces signes qui agrandissent la ville, qui transforment les façades en falaises peuplées d’oiseaux). 

Ici, dans cette géographie montagnarde si profondément liée à l’enfance, il m’est plus facile de rester relié au vaste. Mais par-delà l’histoire et la géographie personnelles, il est moins difficile que dans un territoire totalement anthropisé de garder à l’esprit notre place véritable, qui est minuscule, pas méprisable mais pas plus imposante au regard de la montagne que celle d’une fourmi à notre propre regard.

Le soleil cependant éclaire maintenant la totalité de la Chartreuse. Je regarde l’arête bien découpée du mont Granier. Puis la route bifurque et je laisse le Granier à ma droite pour me diriger vers la plus modeste crête sombre, encore dans l’ombre, bleutée, de Bramefarine. 

Bramefarine. Il y a un plaisir évident à prononcer ce nom. Mélange de sauvagerie animale et de domesticité campagnarde. Bramefarine (on passe justement devant une boulangerie). Je laisse à main gauche la route de Karma-ling, le long de laquelle j’ai souvent admiré les cerfs, y compris couchés le long de la route et prêts à être embarqués dans une camionnette de chasseurs. 

Bramefarine. La chasse, le pain. La chasse, moins méprisable que l’abattage industriel, que la grande boucherie cachée, niée, sous cellophane. (Lu hier en classe un extrait de La Deltheillerie de Joseph Delteil, qui défend sa modeste pratique de la chasse, la comparant à la barbarie de la boucherie).

Voici le défilé le plus froid, le plus sombre. Je pressens maintenant sitôt que je m’y trouve engagé le plaisir qu’il y aura à déboucher ensuite dans ce grand champ, ce paysage plus ouvert aux portes d’Allevard. 

Voici le ranch. 

Le grand pylône. 

L’injonction du panneau : Revit ! 

Paysage familier, peuplé de mots maintenant, peuplé de livres, dont on perçoit aussi de plus en plus les détails. 

Paysage apprivoisé, pas moins sauvage pour autant, pas moins imprévisible, apprivoisé comme peut l’être un cheval ou un chat, toujours susceptibles de ruer ou de griffer. Je pense là encore et toujours au possible accident ; mais aussi à tout ce qui traverse, à l’oiseau inattendu, aux innombrables changements qui surprennent, à cet avion unique qui trace dans le ciel absolument sans nuage une ligne tremblotante et claire qui rouvre ce matin les rêves de voyage, à cette très légère brume qui stagne encore dans l’ombre de la combe et qui est d’une grande finesse, à ce petit pont où le passage se resserre, où j’ai laissé une partie du rétroviseur il y a quelque temps, et que je considère maintenant avec méfiance, à ce panache de fumée qui monte de l’incinérateur d’Allevard (et qui probablement n’est pas très bon pour l’air qu’on y respire). 

Paysage peuplé d’attente et de paroles. 

Paysage plus proche, plus cher, plus vivant, bien moins indifférent et pas moins touchant qu’il ne le fut lors de ma première venue en ces lieux il y a un peu plus de cinq ans. 

Paysage qu’on espère pouvoir encore le plus longtemps possible traverser, retraverser, car cela voudra dire qu’on aura échappé à la catastrophe. La catastrophe qui ferait qu’on ne pourrait plus accomplir ce trajet, qu’on aurait dû quitter la maison, le travail, comment savoir, pour telle ou telle raison.

 

20 février 2013

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