DES SOURIS ET DES HOMMES
Huit degrés, après-midi de grand soleil. Une femme ratisse la neige molle, entourée d’une ribambelle de poules et de coqs. Un homme promène son chien. Grand soleil éclatant, ciel bleu, et la neige qui ruisselle sous la poussée printanière.
Regardé en classe de passage du film adapté du livre de Steinbeck Des souris et des hommes, dans lequel un vieux chien est mis à mort parce qu’il est devenu inutile et rappelle aux hommes rudes du ranch leur propre finitude.
Depuis, je pense à ma vieille chienne. Quand je vais rentrer, la joie de me retrouver s’exprimera par cette toux rauque qui ne ressemble même pas à une toux mais déjà presque à un râle, et que les médicaments à base de cortisone dissimulent. Le vétérinaire aura beau dire, je sais que pareille toux annonce déjà la fin. Il aura fallu le truchement du film et celui de la fin pour laisser se détendre cette tendresse habituellement tendue, tenue serrée dans les rets des préoccupations quotidiennes ou de l’utilitarisme borné. Combien de fois n’aurais-je pu dans cette chienne qu’une source de nuisances sonores (quand le passage d’un voisin la faisait aboyer, réveillant parfois l’enfant qui dormait), olfactive (car le chien ignore la méticuleuse toilette du chat…) et comme une source de travail supplémentaire (ces poils qu’elle commence déjà à perdre avec l’arrivée presque proche du printemps…).
Maintenant je pense à ma vieille chienne. À ces innombrables marches à travers la forêt guyanaise où, peut-être, je ne reviendrai plus jamais (d’ailleurs même si j’y revenais, ce serait un autre, ce serait sans elle et sans ma jeunesse). Me revient ce poème de Jean Follain dans lequel il est dit, à propos d’un chien occupé à jouer avec des enfants : « il est vieux car il a leur âge ».
Puis l’insouciance ordinaire reprend le dessus. On pense à autre chose. On ne pense pas grand-chose. On roule sur cette route barrée par les ombres des arbres qui dessinent une alternance de rayures sombres et de rayures claires. On remonte vers ce ciel très bleu, mais d’un bleu encore pâle, pas encore le bleu profond de la belle saison.
Belle saison cependant. Beau temps qui nous pousse vers la dernière balle tirée dans la nuque. Bal dans la tête, bal des saisons. Bribes de chansons, et celle-là qu’aiment tant les enfants : « ô beau bal, dis-nous pourquoi tu tournes, ô bal beau, tu nous tournes le dos ? »
C’est ainsi qu’à travers cette route, de jour en jour travaille le deuil. Le deuil de ce qu’on a perdu, le deuil de ce qu’on s’apprête à perdre. Petits deuils, grands deuils. Sans drame. Presque sans pathos (en tout cas on aimerait). Le deuil de l’arbre abattu. Le deuil de l’hiver qui s’en va. On ne s’impatiente même pas à l’idée du printemps. On regarde la colline en face exposée au soleil, où la neige a déjà bien fondu. On regarde juste. Sans impatience. La seule impatience, quand même, étant celle de retrouver les enfants, d’aller chercher l’enfant, déguisé en ce jour de mardi gras avec son costume et son maquillage de chevalier, à la sortie de l’école…
19 février 2013