Route, février 2013

 

 

LES TIGRES DU RÉEL

 

Neige partout. On a tiré sur l’aube un rideau de neige, pas tout à fait opaque mais qui ferme néanmoins le paysage. Route à nouveau blanche. Ciel blanc, champs blancs. Comme on pouvait s’y attendre l’impatience printanière des jours précédents a été bien vite battue en brèche. Période redoutable de lassitude et de déceptions, où même la neige ne tient plus. 

Février. Mois court et froid. 

Rêve de séminaire. Je suis assis au premier rang, beaucoup trop près, le nez collé à l’estrade décorée de teintures rouges où officie le maître. L’atmosphère est tendue. Ce jour-là, c’est Chögyam Trungpa lui-même qui enseigne. Juste derrière lui se trouve une cage au-dedans de laquelle grogne sourdement un tigre. Un vrai tigre, pas du tout un tigre de rêve, et dont je distingue parfaitement le dos musclé, les zébrures, les crocs ivoire, l’œil orange. Chögyam Trungpa, avec beaucoup de flegme, ouvre la cage. Le tigre en sort, rugit,  s’avance vers moi. Je vois vraiment très bien l’éclat de ses crocs. Je reprends la posture de méditation et, ouvrant grand les yeux sans plus rien regarder (et surtout pas l’éclat des crocs, réduit à deux petites lueurs ivoire perdues parmi d’autres lueurs multicolores) je répète mentalement : confiance en l’espace, confiance en l’espace, confiance en l’espace… Trungpa poursuit son enseignement. Chacun prétend pratiquer pour en entrer en rapport avec la réalité ; mais il suffit que la réalité se présente sous la forme, par exemple, d’un tigre pour qu’on manipule sa pratique, pour qu’on cherche à fuir au lieu d’entrer en rapport avec sa peur du tigre de la réalité. Et c’est cela le matérialisme spirituel. Le tigre aussitôt se dissout. Je reste particulièrement mal à l’aise. 

Retour à la route. 

Des écoliers courbés avancent en file indienne le long du chemin. 

Je trace ainsi deux nouvelles lignes sur la route blanche, de nouvelles lignes bordées à gauche et à droite par la possibilité constante de l’accident. Une part de ma vie se résume à cela : tracer des lignes qui vont et viennent entre deux villages, entre la montagne et la vallée, aller et retour et cela sur un temps donné, pour une période donnée dont j’ignore évidemment la durée. Tout au long, maître facétieux tenant ses tigres en laisse, l’accident me surveille.

 

7 février 2014

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