Rencontres

 

 

AU GRAND BIVOUAC D’ALBERTVILLE

 

 

De loin, ils passent en revue la frise des noms, baissant les yeux chaque fois que l’un de ceux-ci leur dit quelque chose, sautant ceux dont le patronyme leur parle avec autant d’éloquence qu’une carpe, frôlent vos piles, passent, sont déjà passés… 

Gil Jouanard, Mémoire de l’instant, Verdier, 2000 (au Village du Livre de la Fête de l’Humanité le 12/9/1998)

 

Finalement on se retrouve là, sous cette tente blanche du Grand Bivouac d’Albertville où il commence à faire chaud, assis derrière une pile de bouquins comme n’importe quel artisan venu vendre au marché le fruit de son travail (moins odorant et moins coloré que les épices, moins précieux que les bijoux, moins enivrant que les liqueurs et moins nécessaire aussi que la plupart des denrées qu’on trouve sur les étals). On se surprend à trouver confortable cette situation qui offre à l’auteur anonyme (et donc peu sollicité) un assez plaisant poste d’observation.

Je regarde les visages de ces gens qui, eux, regardent les livres : attentifs, préoccupés, égarés, hagards, indécis, intrigués, enthousiastes, extatiques, narquois, détachés, soupçonneux, dédaigneux, il y a là (à l’exception de la peur ou de l’effroi que seuls un incendie, une attaque terroriste ou un tremblement de terre heureusement assez improbables pourraient occasionner) presque toute la gamme des mimiques et des attitudes possibles – mais qui me semblent exagérément appuyées et me rappellent ces acteurs du théâtre indien kathakali qui, pupilles écarquillées, sourcils en accent circonflexe, doigts étirées en des mudra sophistiqués, expriment avec outrance et de façon très codifiée les différentes émotions des personnages (cette réminiscence d’un livre acheté il y a vingt-sept ans au festival d’Avignon ne vient pas par hasard : l’alignement des tentes blanches, les livres et la chaleur l’expliquent probablement).

Je suppose qu’on pourrait aisément faire de ces gens (des touristes en partance) et de cette situation (un auteur inconnu en embuscade derrière ses bouquins) une caricature plus ou moins cynique, dire que c’est futile, ou laid, ou ennuyeux, ou vain. En fait, je trouve plutôt en ce lieu l’abandon propre aux vacances estivales. La chaleur y est sans doute pour quelque chose, mais il y a surtout cette atmosphère de quai de gare ou d’île, de boutiques aux souvenirs, de restaurants à touristes, de voyage.

 « Tu connais l’Amérique du Sud, toi ? »

 « Bonjour, Madame, est-ce que vous êtes intéressée par le Groënland ? »

On bâille, parfois – pas ma faute, c’est le jeune gars d’en face qui a commencé – comme on le ferait devant un café en terrasse après un bon repas (« Allons, tiens-toi mieux que ça tout de même ! Ce n’est pas parce que tu n’es regardé par personne que tu ne risques pas d’être vu, mal élevé ! », me souffle Gil Jouanard). Les feuillages cependant dessinent leurs ombres chinoises sur la voûte blanche de la tente où quelques feuilles chues rappellent à l’automne et font une sorte de collage géopoétique. 

On cherche des fenêtres dans les yeux, dans les mots des gens, dans ces envies de voyages, dans ces ombres et ces lumières. Un jeune homme vient, qui évoque son projet de voyage et de livre canadien. Lionel Bedin, l’éditeur de Livres du monde avec qui j’ai enfin pu faire connaissance (et ces rencontres entre auteurs et éditeurs suffiraient à elles seules à justifier le déplacement), lui parle de Nicolas Bouvier. Je pense à tous les livres qu’il faut lire, toutes les années qu’il faut laisser filer, tous les chemins qu’il faut laisser derrière soi avant qu’un texte puisse véritablement émerger – avant que la nécessité d’un texte, puis d’un livre, s’impose. Il est vrai cependant qu’avec de tels critères, peu de livres seraient finalement écrits et publiés… 

J’attends, et le temps comme toujours s’étire. Se repose la question de cette écriture-lecture de l’entre-temps, toujours menacée de virer au passe-temps, au bavardage, au remplissage. Je joue avec cela comme les ombres et la plume jouent avec la lumière. Je fais ainsi en quelque sorte, et en public, mon travail d’écrivain. 

Être assis là est un aspect un peu méconnu de ce travail. Hormis Gil Jouanard, qui raconte de façon savoureuse sa participation au salon du livre de la fête de l’Humanité, je ne vois pas tellement de textes qui évoquent cela (mais j’avoue volontiers mes lacunes). Pour l’auteur inconnu auquel les passants ne prêtent, au mieux, qu’un regard distrait ou gêné (cette peur d’être abordé…), l’exercice peut être un tantinet cruel. 

Cela ouvre cependant la porte des rencontres possibles – avec des lecteurs, avec d’autres auteurs ou éditeurs. C’est aussi une façon d’assumer ce bizarre métier d’écrivain, d’en corriger la prétention et, bien plus que de rechercher une éventuelle et dérisoire « reconnaissance », de cultiver peut-être une certaine humilité en ramenant l’écriture à quelque chose de très terre-à-terre. Cela m’évoque finalement (mais c’est encore lié, je crois, à cette grande toile blanche) le zen blanc que les pratiquants du bouddhisme tibétain acceptent de porter pendant l’étude, les rituels ou la méditation : ce tissu qui m’avait d’abord semblé un ornement naïf et presque risible, j’avais naguère accepté de le revêtir parce que c’était, me disais-je, une manière d’arrêter de jouer les fortes têtes et d’accepter benoîtement de n’être qu’un pratiquant parmi d’autres, pas plus malin qu’un autre…

Il faut néanmoins se méfier de ce genre de raisonnement qui justifie, au nom de l’humilité, un certain conformisme qui se transforme facilement en l’une ou l’autre de ces affirmations identitaires par lesquelles on se rassure et on s’égare : « je suis bouddhiste », « je suis écrivain », « je suis… ». 

Il faut s’arrêter, regarder, accepter l’intensité, l’ennui, le plaisir, l’étrangeté d’être là – et puis il faut passer comme tout et comme tous, s’en aller en laissant sur place le « zen » blanc, les livres, la foule, les affirmations et les identités.

 

Albertville, 17 et 18 octobre 2014

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