Rencontres

 

 

L’ESPERLUETTE, salon du livre de Cluses

 

 

On a roulé sur l’autoroute blanche de nom comme de brume jusqu’au salon du livre de Cluses. Au-dedans, des souvenirs de vautours dans le Bargy (Georges Bogey me dit qu’ils s’y portent bien – mieux, en tout cas, que les bouquetins qu’on y a récemment abattus) ; au dehors, des images de moutons assoupis dans l’herbe rase avec, au beau milieu, un héron cendré jouant les sentinelles.

 

Vaste salle capitonnée qui m’évoque l’intérieur d’un navire de croisière, avec des sortes de voiles tendues comme des cerf-volants au-dessous des puits de lumière. Comme pour quelque banquet bouddhique les tables sont recouvertes de nappes jaune et violet. Par les fenêtres rouges des restes de feuillages orangés finissent de ternir, et un fragment de ciel bleu pâle permet de voir quand même le jour passer. Ce sera encore une belle journée d’automne. 

Assis derrière le globe et les piles de bouquins, tu préfèrerais au fond te faire oublier, et comme un marque-page te glisser discrètement dans un creux de ta Mer des Sargasses intérieure ou un pli de tes Amériques mentales… C’est sans malaise : tout ici est accueillant, confortable, on serait peut-être même trop facilement à l’aise, guetté par une insouciance vacancière à peine teintée d’une tristesse de fin d’automne ; mais ici comme partout quelque chose se découd, se dénoue, quelque chose se défait qui rappelle à l’urgence et ressasse la question : comment compenser ce qu’on est en train de perdre ? − Accumuler des notes, des images, des livres, est-ce que cela suffit ?  

Une dame, avisant les bouquins, me dit qu’elle ne lit pas « parce qu’elle y voit mal et que, de toute façon, elle préfère vivre ». C’est lancé avec un brin de provocation ou de malice, comme une invite à la réplique, et j’ai beau jeu de lui répondre que ce n’est pas toujours incompatible, que les livres peuvent être une paire de lunettes qui aide à voir plus clair en sa propre vie et, peut-être, à la vivre pour de bon. Avec toujours le risque (mais cela, je le garde pour moi) que les livres en effet prennent le pas sur la vie et se transforment en échappatoire  (pourquoi diable ne puis-je me sentir vraiment à ma place, et occupé à faire ce que je dois faire, qu’avec un stylo en main ?). Tout cela reste ambigu.

 Je dois cependant être assez convaincant, car mon interlocutrice semble satisfaite de la réplique – avant de lancer : « De toute façon, maintenant, tout le monde écrit, cela ne veut plus rien dire. C’est trop facile. » Là, je suis bien d’accord : tout le monde peut écrire (tant mieux). Mais le faire pour de bon, se coltiner avec les formes, dépasser le simple moment d’ « inspiration » éventuelle (dieu sait si ces moments sont trompeurs…), voilà une autre affaire ! Je lui explique qu’il m’a fallu somme toute douze ans pour écrire L’éloignement, et sept pour Le grillon de l’automne

(Je ne sais pas bien, au juste, de quoi elle me félicite en partant : de ma ténacité ? de mon enthousiasme ? d’avoir écrit ces livres ? Je me sens pour ma part plutôt désabusé : tant de temps pour si peu…)

À ma droite, une dame cependant parle d’Amok de Stefan Zweig, lu à Hong-Kong et qui a constitué pour elle une sorte de « voyage parallèle » indissociable du voyage physique effectué là-bas : l’atmosphère de la ville et celle du livre se mêlaient, se répondaient… Je pense à l’écriture de L’éloignement, qui fut en quelque sorte ce « voyage parallèle » ou ce « deuxième voyage » sans lequel le premier serait resté inachevé. Peut-être que le livre permet non pas de s’évader, mais de répondre à cet appel intérieur-extérieur qui nous est constamment lancé, qu’on n’entend que par intermittence, mais qui exige de nous quelque chose, un geste, une musique, une parole – quelque chose qu’il nous faut impérativement faire ou donner sous peine de rester éternellement insatisfait…

(Satisfaction évidemment provisoire.)

 

Un peu plus loin un aquarelliste (Bruno Doutremer) fait naître de ses pinceaux un admirable lion, que je regarde avec envie : les mouches noires de mes mots griffonnés sur le carnet ne font vraiment pas le poids ! Je déplore une fois encore que l’écriture soit un art aussi difficilement partageable, les vibrations de la musique me manquent, les éblouissements de la peinture me rendent jaloux – et puis, je me dis qu’il faut bien admettre que cette pratique si peu éclatante reste de toute façon celle qui me convient le mieux.

 

Passe enfin une dame qui me parle de La Giettaz et de sa grand-mère, Mme Porret – peut-être cette même Mme Porret qui m’avait naguère loué le chalet du Grillon de l’automne ? Elle appelle une amie lectrice de Nicolas Bouvier, et nous parlons des Aravis, de Bouvier. Quelque chose aussitôt s’intensifie : je retrouve cette connivence étonnante qu’il y a entre les lecteurs de Nicolas Bouvier. Parmi tous les écrivains du « dehors », aucun sans doute n’a su nouer une telle complicité, une telle proximité avec ses lecteurs – parce que les évocations si sensibles du monde par Bouvier n’ont jamais la froideur d’un manuel de géographie, mais sont bourrées d’humanité et de tendresse. Parce que Bouvier n’avait pas peur de dire la fragilité, et que c’est de cela dont l’homme a le plus besoin (Michaux dixit). Je lis le chapitre de L’éloignement consacré à la mort de Bouvier : « Entendre Nicolas Bouvier, c’est encore une fois revenir au cœur battant, au cœur serré, au cœur ouvert, au cœur blessé, au cœur battant de la vie et du livre… »

 

On devise. On voyage. Avec David, des éditions David Magliocco, on parle de Chine, de thé, de Thaïlande, de fièvre et du Colosse de Maroussi (le livre de Miller). Les allées se remplissent à mesure que le soleil décline – ciel blanc virant au gris bleu, couleurs éteintes, et le brouillard qui revient. Ballotté dans le cocon de la foule comme une algue au fond d’un aquarium, on ne cherche plus de justification au fait d’être là et de faire ce qu’on y fait (scribouiller, bavarder). On n’attend rien. On respire et on écrit doucement dans le vaste bourdonnement du monde.

 

 

Cluses, le 22 novembre 2014, au salon de l’Esperluette où je suis venu non en tant que « super-héros » (le thème de l’année) mais invité par Lionel Bedin des éditions Livre du Monde (merci).

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