Rencontres

 

 

 

 

LES ATTENTIFS

(Allevard)

 

 

Matinal, machinal, en ce jour de grisaille qui sent à plein nez la rentrée. Ne pense donc pas trop et savoure ce que tu peux : l’amertume de l’attente, l’astringence du thé, la rumeur d’avant-spectacle dans le clair-obscur de la Pléiade et le jeu des reflets sur le miroir d’en face. Tourner le dos à la montagne, quelle tristesse pourtant ! On ne choisit pas sa place, mais j’ai bien choisi d’être là…

Je feuillette un livre, un carnet ; je m’assoupis dans un silence de sous-bois. Je risque le torticolis (ou l’impolitesse – mais ce matin les visiteurs sont rares) pour voir quand même les premières feuilles jaunes des tilleuls. Lionel (je parle de mon compère éditeur, pas du double pâlichon qui rêvasse dans le miroir) tourne en rond dans l’attente du café. Assez semblable à cet « oiseau-à-berceau » qu’évoque Le grillon de l’automne, il remet régulièrement en place les piles de livres que personne n’a encore fait bouger (je pense que c’est sa façon de chercher sa place !).

Près de moi on parle coût de l’impression et déboires divers de l’auto-édition.

La table d’en face – « Autrefois pour tous » − soudain me rappelle un rêve fait cette nuit, dont je voulais garder trace mais qui s’est presque entièrement effacé. Il y était question d’une sorte de confrérie de gens nommés « les Attentifs » : des gens ordinaires qui allaient à la rencontre des vieillards pour les écouter et, sans aucune arrière-pensée littéraire, prendre en notes leurs propos (je n’oublie pas que Suzette m’a donné un exemplaire de l’entretien réalisé avec le père de Robert, et qu’il faudra tôt ou tard que j’en fasse quelque chose…). J’ai oublié les détails de ce rêve compliqué, et retenu seulement ceci : les Attentifs écoutent, ne parlent pas, ou juste ce qu’il faut pour solliciter la parole de leur interlocuteur, et prennent des notes.

Peut-être qu’écrire c’est avant tout être à l’écoute, donner forme à l’informe qui fourmille en chacun, et perpétuer notre mémoire commune.

 

*

 

Aujourd’hui cependant, le thé aidant, je parle, et finalement beaucoup : des projets de livres, de Bouvier, de Kenneth White, de l’art pariétal, que sais-je ? Je parle, puis je me tais, je m’étonne : la lumière soudain inonde le fond de la salle et l’on sent comme une énergie contrariée, un désir d’échappée montagnarde qui revient cogner aux carreaux de l’été…

« Cet après-midi il y aura plus de monde ! », prononce de loin en loin la maîtresse des lieux ; pour l’heure, il est vrai que c’est un peu triste, toutes ces paroles en attente d’être lancées, sans personne ou presque pour les recevoir, et tous ces Attentifs désœuvrés.

Attente vide, où l’on n’attend rien d’autre que la fin de l’attente. Officiellement, on est là pour quelque chose (présenter et éventuellement vendre des livres) ; mais au fond on vient d’abord pour éprouver l’attente, le passage, la tension de l’attente, et tous les possibles qu’elle entr’ouvre. Des livres étalés sur la table, Lionel dit qu’ils sont mieux ici que chez lui (et, de fait, il s’en vendra pas mal, l’après-midi venue…).

Le temps de l’attente ainsi passe, mettant à molle épreuve l’Attentif que je tente de rester et que gagne comme toujours la tentation du repli (se trouver une place dans un coin derrière une plante verte, et s’absenter dans la contemplation des crêtes…).

Puis on me dit que Le grillon a été primé au salon. Ces très littéraires stridulations ont donc parlé au moins à quelques-uns et je suis, même si je peine à la tenir par la faute sans doute de ma timidité d’insecte, à ma place.

Élodie Jamen bientôt nous rejoint, radieuse, enjouée, et nous parlons de sangliers (elle les a suivis, observés, capturés, étudiés six mois durant en forêt), de voyages et de rhododendron : c’est alors comme une grande bouffée de monde qui traverse la salle (la parole sert aussi à remettre en nous du monde lorsqu’il fait défaut…).

Du monde, il en vient maintenant. On parle. La parole circule d’une table à l’autre comme un bon vent d’automne. Une dame qui a lu mes livres me demande, avec un soupçon d’inquiétude, si je suis aussi littéraire – aussi compliqué – lorsque je parle à mes élèves, auquel cas ils doivent être bien perdus. Mais oui, il n’y a pas de différence entre l’auteur et l’enseignant, j’assume pleinement le lien entre les deux… et c’est vrai qu’ils peuvent être perdus parce que je parle souvent beaucoup (pour le coup, plus tellement « Attentif » mais porteur de Parole), avec beaucoup d’images ; mais s’ils ne comprennent pas les paroles, ils peuvent toujours s’accrocher à la musique d’une certaine ferveur…

Benjamin arrive à ce moment précis (Benjamin, je l’ai connu enfant enthousiaste en 6ème, adolescent épanoui en 3ème, et je le retrouve aujourd’hui jeune homme rayonnant : la vie même !). « Est-ce qu’on décroche ? Oh, il commence par nous dire qu’on est coincés, qu’on ne peut plus s’échapper, alors forcément on a envie de rester… Et puis, il nous fait pousser des cris de bêtes ! »

J’extrapole : pour entrer vivant en littérature, une appréhension lucide de notre situation propre est nécessaire, ainsi que le recours à cet au-delà ou cet en-deçà de la littérature qui lui donne sens – disons, le monde, avec ses cris d’oiseaux, ses miaulements de chats, et toute la gamme de nos sensations…

Je me souviens avoir été naguère enthousiasmé par les cours que je recevais à Lyon, et qui proclamaient le caractère verbal de la littérature « d’abord » : comme méthode de lecture, c’est entendu (rien n’est possible si l’on ne se soumet pas au texte, d’où la nécessité d’un travail formel poussé qui peut décourager certains lecteurs et beaucoup d’éditeurs, mais sans lequel il n’y a pas de littérature) ; l’expérience littéraire s’appuie cependant d’abord sur l’expérience tout court, qu’elle éclaire et agrandit en retour…

Mais, verbeux lettreux, je m’égare. Je ne voulais dire au fond qu’une chose : ces retrouvailles joyeuses et volubiles avec Benjamin, c’était juste le modeste miracle que j’étais venu chercher ici, à Allevard, en cette fin d’été, ayant je l’espère tenu comme il faut ma place d’Attentif parmi les autres Attentifs.

 

 

Salon du Livre d’Allevard, 23 août 2015

 

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