Rencontres

 

 

 

 « LA TRAVERSÉE SERA COURTE… PUISSE-T-ELLE DURER TOUJOURS ! »

(la route, le témoignage, les lettres, le temps…)

 

 

Hermillon 10102015

 

  

Die Fahrt wird kurz sein, dachte er ; möchte sir immer währen !…

Thomans Mann

  

 

Roulant, glissant parfois sur les amas de bogues, de feuilles mortes, de gravillons et de branches qui jonchent l’étroite et sinueuse route départementale 207, la voiture fait un vacarme salutaire qui avertit de loin les bêtes désorientées par la chasse et que l’on craint de percuter. Le lavis jaune et gris du paysage matinal, une petite brume le voile encore, qui sans doute ne tardera pas à se dissiper − et ce sera alors un plein automne lumineux, coloré, fastueux…

La traversée est belle. Je roule paisiblement. Ce matin je fais la route à l’envers, remontant la Vallée des Huiles pour rejoindre la Maurienne en passant par le Col du Cucheron. Tout semble étrangement neuf : cette route qui serpente entre les arbres jaunes, ces alpages, ces crêtes bariolées que le soleil éclaire – car ça y est, je suis passé au-dessus du brouillard.

En dehors de mes va-et-vient presque quotidiens pour aller au travail, il est rare que je conduise moi-même. Mon tempérament de passager ne m’y pousse pas, et je préfère de toute façon à la voiture les trains, les bateaux ou la flânerie pédestre. Même aujourd’hui je peine à me considérer comme celui qui véritablement dirige la lourde Toyota dorée dans les méandres de la route : je me laisse porter.

Je roule lentement, comme à mon habitude, tenté par tous les sentiers qui bifurquent à travers bois et qui sont autant de possibles en lesquels se glisse la nostalgie du présent. À l’approche du col revoici le brouillard, éclairé de l’intérieur par un soleil tout proche. Personne. Une voiture de chasseur arrêtée. Puis je franchis le col et glisse dans la grande descente embrumée comme dans un rêve.

Est-ce qu’il y a quelqu’un ? J’entends quelqu’un qui parle seul dans le brouillard, une voix qui vibre, des mots qui se forment et qui engendrent d’autres mots comme les images de la route succèdent à d’autres images, comme le geai qui traverse dans la brume est presque immanquablement suivi par un autre geai (il y en a beaucoup par ici). Les freins crissent dans la grande descente, qui fait défiler comme en accéléré la mémoire de tous ceux qui sont passés par là : mémoire des marcheurs qui ont tracé le chemin, puis la route ; mémoire des ouvriers qui depuis des décennies l’entretiennent ; mémoire inhumaine de la forêt, de la montagne ; mémoire aussi plus récente des cyclistes du Tour qui ont franchi ce col, et dont on voit ici ou là les noms à demi effacés sur le goudron.

Le ronflement régulier du moteur évoque un avion, un bateau. Je pars en voyage, je repars, comme chaque fois.

En vérité je ne vais pas bien loin. Le prétexte de cette escapade automnale, c’est cette fois le salon du livre d’Hermillon (encore vingt-cinq minutes), où je dois présenter Le grillon de l’automne et L’éloignement. Même si je renâcle toujours au départ, je finis en général par me réjouir de ces occasions de modestement assumer mon activité d’écrivain, mon « écrivanité ». Y aller ainsi, surtout ici et en ce beau mois d’octobre, c’est façon de vivre dans le prolongement des livres, de striduler en automne et de s’éloigner du déroulement prévisible des jours. Cela permet de changer, sinon de paysage, au moins de point de vue, de traverser Saint-Alban d’Hurtière, d’admirer de très près ce gros geai juché sur le parapet ou, de plus loin, la brume bleue qui barre les pics de la Maurienne… Cela permet également de voir des visages et de rencontrer des gens tout en n’ayant rien d’autre à faire qu’attendre en gardant cette posture qui me convient : assis à une table face à un carnet ouvert, menacé par l’ennui ou l’inutilité de l’attente, mais tentant de lui échapper en scrutant le passage du temps.

Une fois de plus je garderai traces, je prendrai des notes pour faire chanter le temps…

La Chambre.

Vallée des Villards.

Col de la Madeleine, col du Blanc.

Le baroque savoyard…

Un milan plane au-dessus du panneau qui annonce : « Milan 181 kilomètres ». « Mille ans de plus… » C’est dommage : je n’en parcourrai guère plus de vingt sur ce fleuve sans bateau de l’autoroute déserte.

Une voiture me double. Là-haut la neige orne déjà les sommets. La liberté de la route tremble au fond de ces perspectives, trompeuse comme une ivresse. Si je savais conduire, mon Dieu, si j’avais moins peur, je serai toujours sur les routes !

Reviennent des envies de randonnées en Vanoise, des images des Bauges, de Beaufort, du Bargy – mais ce dernier nom assombrit aussitôt l’horizon, à cause des bouquetins que l’armée est en train d’abattre là-bas par bêtise, par bassesse, par la faute de stratégies politiciennes à court terme qui sont, pire qu’un non-sens scientifique, une lamentable insulte faite au vivant. J’ai moins peur de la route que l’homme n’a peur de la nature. J’aime la route, l’homme hait profondément, viscéralement le monde sauvage, comme on peut haïr ce dont on a peur. (Tiens, je viens de dépasser un camion, mon audace m’effare…)

Tension de la longue ligne droite. Dans le rétroviseur fonce une voiture aux yeux blancs bridés, agressifs ; devant moi une barrière de pierre et de lumière. Il y a là quelque chose d’effrayant, de fascinant. Soudain je roule en pleine lumière ; lorsque j’étais enfant dans la voiture conduite par mon père, je fermais les yeux et regardais la lumière qui continuait de papillonner sous mes paupières ; je me contente aujourd’hui de baisser le pare-soleil.

Attention champ magnétique.

La Toussuire.

Saint-Jean d’Arve.

Saint-Jean-de-Maurienne.

Hermillon…

 

*

 

Me voici en place, avec vue dégagée sur cette vaste salle où l’on a suspendu un chaudron à beaufort qui fait, au-dessus de la tête des auteurs, une épée de Damoclès d’un nouveau genre (mais je suppose que les attaches sont solides…). On peut, grâce aux fenêtres format paysage ouvertes à main droite, continuer à surveiller les montagnes et la progression du jour. J’affronte les épreuves habituelles, dont celle du badge à épingler (avec lequel je réussis l’exploit de me piquer trois fois de suite), puis commencent l’attente, l’écoute, le guet.

Quelqu’un dit : « Je ne suis pas écrivain, j’ai écrit deux livres tout à fait par hasard ». J’apprécie l’honnêteté. Je ne pourrais pas en dire autant… On trouve, ici comme ailleurs, beaucoup de livres qui ne relèvent pas forcément de la « littérature », mais plutôt ou avant tout (la frontière est poreuse) du témoignage – qui est souvent touchant et bon à lire, mais qui ne suppose a priori pas ce travail sur la forme et n’a pas cette prétention à l’universalité qui restent, peut-être, l’apanage assez flou de la littérature.

Ce lent travail sur les mots, ces années de maturation plus ou moins patiente par lesquelles il faut passer avant de parvenir au livre et qui sont aussi une manière de mettre à l’épreuve la nécessité dans laquelle on se trouve de l’écrire, comment en parler sans paraître aussitôt prétentieux ou abscons ? Qui, d’ailleurs, est prêt à spontanément se plonger dans les formes, les images, les sons, les rythmes d’une écriture aussi exigeante, par exemple, que celle de Michel Butor (dont j’ai repéré, juste en face de moi, la table, le nom, les livres, mais qui n’est pas encore arrivé) ?

Passe une femme souriante, qui demande « quelque chose de léger ». Je me dis que j’aspire, moi aussi, parfois, à plus de légèreté – mais que je ne pourrais jamais écrire (ni lire) « quelque chose de léger » ou, disons, de distrayant, que l’écriture est même le contraire de la distraction. Elle est élan vital vers la quête d’un sens, intensification, creusement, agrandissement du banal, exigence de gravité, de sérieux que sais-je…

Sans doute certains malentendus – ou certaines ruses – sont-elles inévitables. On n’a pas massivement lu Bouvier, Laferrière ni même (dans une moindre mesure) Jean-Pierre Abraham pour leur travail d’écrivain, mais parce qu’ils racontaient des histoires de voyage, d’Haïti ou de phare en Bretagne ; mais on les a lus et relus de plus en plus, de mieux en mieux, parce qu’ils racontaient bien plus que des histoires de voyage, d’Haïti ou de Bretagne…

N’importe. Je suis assis là et, simple témoin, écrivaillon en vacance, je regarde et j’écris. S’il n’y avait ce haut-parleur qui diffuse obstinément une variété synthétique dont on se passerait bien, on pourrait considérer que la situation est idyllique…

 

*

 

Cette dame, assise non loin à ma droite, naguère institutrice à Modane, a quatre-vingt-seize ans, me dit son éditeur, et, répète-t-il, « l’œil toujours l’œil brillant » − ce qui est vrai. D’anciens élèves ayant passé la cinquantaine parfois viennent la rencontrer, lui montrent des photographies, lui demandent si elle se souvient…

Je m’imagine ainsi dans quarante ans, faisant face à la cohorte des souvenirs et des anciens élèves revenus, fantômes vivants, hanter quelque salon du livre où j’aurais eu l’imprudence de me faire conduire (à petit pas, canne à la main, surjouant sans me forcer le rôle du vieillard): j’imagine l’affolement, le déni peut-être, l’émotion rentrée et puis, finalement, ces « je me souviens… » à propos desquels Nicolas Bouvier disait, je cite de mémoire, que les interdire aux vieux reviendrait à leur demander de se trancher tranquillement la gorge.

Il me semble qu’il y a dans ce besoin d’un souvenir vivant un des plus puissants moteurs de l’écriture. Il me semble qu’il ne s’agit pas seulement, ou pas forcément, d’un repli, d’une régression idéaliste, d’une fuite « passéiste » (ainsi qu’on en fait facilement le reproche aux obsédés du passé), mais plutôt d’une façon de faire richement résonner toutes les harmoniques de notre présent humain (ce que Woody Allen, dans Minuit à Paris, explore avec humour et finesse, jonglant avec les clichés nostalgiques pour mieux chanter son amour de Paris et de l’art…).

Je tiens entre les mains cette « promenade littéraire sur le sentier de vie de Lou Gonthier, institutrice et écrivaine savoyarde » qu’a écrit sa fille, Martine Alix Coppier, et me touchent ces mots simples qui font trembler le passé. Alternativement je regarde le livre, la mère, la fille. La conscience du temps, comme le malheur et comme la joie peut-être, rapproche un peu les gens…

Puis viennent les échanges. La parole circule, anecdotes, informations, ressentis… On parle de Savoie, de montagne, de routes, de rapport à la terre, de la façon dont les pays et les paysages nous façonnent… 

Comment en êtes-vous venu à écrire ? Frédérique-Sophie Braize, ma voisine de droite, ne s’est pas sentie appelée dès le berceau par une vocation littéraire. Ce fut un accident. Elle est morte, presque morte, au moment de la naissance de son fils. Elle s’est vue de l’extérieur, ainsi qu’on en fait parait-il l’expérience dans ces moments-là. Face au soulagement d’échapper à la souffrance, l’image de l’enfant qu’elle laissait seul avec son père a fait barrage peut-être : elle est revenue. Quelques années plus tard, cette expérience de proximité d’avec la mort a recommencé à la hanter. Elle n’a pas voulu anesthésier la crise à l’aide de comprimés, et s’est mise à écrire. Sans doute le détour par la fiction permet-il de voir ce dont on n’arrive plus à se détourner, mais qu’on ne peut pas non plus regarder en face. La crise a été dépassée, l’écriture (pour elle, le roman) est restée. C’est là une histoire que beaucoup d’artistes pourraient raconter, je crois, et dont l’archétype reste le mythe d’Orphée…

Elle évoque aussi l’éblouissement devant la pièce de Christophe Honoré Nouveau Roman – et notamment ce passage de La Route des Flandres qui l’a mise à genoux. C’est ce qui se passe quand une œuvre (et la réalité avec elle) se met soudain à nous parler pour de bon : on se retrouve à genoux et en larmes. Une barrière vient de sauter et l’on n’y comprend rien…

Puis Michel Butor arrive, que je vais saluer. Je ne résiste pas à la tentation de lui réciter, en me trompant un peu, la première page de La Modification, que je connais encore à peu près par cœur : 

Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant. Vous vous introduisez par l’étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d’épaisse bouteille… vous l’arrachez par sa poignée collante…

Je lui dis mon goût pour cette écriture qui serre au plus près les sensations, puis l’étonnement que j’avais ressenti lorsque j’avais découvert la liberté avec laquelle il avait pu franchir les frontières qui semblaient séparer le formalisme littéraire associé (hâtivement et sans discernement) au Nouveau Roman, de cette « poésie du monde » qui m’est a priori plus proche, et dont on trouvait au fond déjà bien des traces dans ses ouvrages des débuts (comme, d’ailleurs, dans ceux de Nathalie Sarraute).

Échange de livres et de dédicaces, puis je retourne m’embusquer…

 

*

 

Rumeur de plage, ça bourdonne et ça s’étourdit. Présenter les livres, sortir du retrait ne m’est pas facile (je préfère décidément écouter). Visages avenants, curiosité ouverte cependant. Un trio de comédiens-musiciens vient présenter, malgré le brouhaha, un spectacle consacré à l’immigration en Savoie – et je retrouve, avec l’accordéon et certains chants italiens, les histoires de ma grand-mère, mon histoire, notre histoire…

Puis Michel Butor vient s’asseoir près de Lou, et l’image est si touchante que je la fixe. « Littérature » et « témoignage » se trouvent ainsi réunis dans la même et humaine conscience du temps, du temps qui passe, du temps qui nous efface et qui fait au fond toute la valeur de cette traversée dont on se répète, avec un soupir d’aise, qu’on souhaiterait bien la voir durer toujours

 

Michel Butor et Lou Gonthier

 

 Hermillon, le 10 octobre 2015

 

Ce contenu a été publié dans L'entre-temps. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.