Vigie, janvier 2015

 

 

ÉCRIT EN LIBERTÉ

 

Et je suis là encore avec mes mots, mes silences et mes rêves. Dans la nuit ce ne sont pas des images de foules ni de fusillades qui me viennent, mais celles d’une étrange cérémonie funèbre autour du portrait de ma mère. Cela se passe dans une grande pièce nue qui est peut-être celle de l’appartement de Chambéry, mais plus froide, plus lumineuse, et débarrassée de tous ses meubles. Je tire les stores, tamisant la lumière. La cérémonie consiste à découper des silhouettes qui représentent différents membres de la famille, ainsi que des fragments de paysages dont je suppose qu’ils renvoient à des souvenirs communs, pour les poser sur une sorte d’autel. À chaque fois je dois prononcer quelques mots pour accompagner ce qui ressemble à une offrande, puis on reste silencieux.

Au matin je reprends cet autre rituel de l’écriture. Suivant l’humeur, la nécessité du moment, le temps qu’il fait, le degré d’enthousiasme ou de découragement, je découpe et je mets en place tel fragment de telle partie de ma mémoire. Je regarde dehors ou dedans, au passé, au présent. Dimanche, rien ne m’a semblé plus nécessaire que de me replonger dans certains textes forestiers laissés à l’abandon. Je me réjouis de ne pas être enfermé dans un unique projet d’écriture qui me couperait du flux intermittent de la vie quotidienne, de ce qui demande à être vécu et éventuellement dit au présent – ce fut, d’une certaine manière, le piège de L’éloignement, auquel j’ai échappé en faisant éclater la ligne narrative, en écrivant au jour le jour ce qu’il m’importait sur le moment d’écrire, quitte à résumer (bâcler) dix livres en un seul (probablement l’un des défauts de ce livre longtemps mûri, mais écrit dans l’urgence), et quitte aussi à devoir tailler dans la masse du texte comme il m’a fallu le faire avant d’en présenter une version que j’espère tout de même cohérente et lisible. M’a sauvé aussi le fait que le temps de l’écriture a été très ramassé – un peu plus de cinq mois – et intense (j’écrivais alors des nuits entières sans fatigue). J’ai cependant vécu la fin du livre comme une délivrance : plus de projet, plus rien à dire, je vais pouvoir écrire, c’est-à-dire écrire à ma guise, pour de bon, comme il se doit, en liberté.

J’écris en liberté, comme on habite une chambre quand on est seul et qu’on n’a rien à faire : je me lève, me ressers du thé, m’accoude à la fenêtre du sud (temps gris, dernières traînées de neige molle, effluves printanières), scrute la fenêtre du ciel (nulle trace de givre ce matin, mais un pinson qui me surveille depuis la cime du poirier), reviens à ma table d’écriture, puis m’installe à nouveau sur ce transat offert à ma mère malade qui m’aide maintenant à soulager mon dos et me donne des allures de moribond. Je regarde encore les photos, les portraits, le ciel, les carnets posés sur le pupitre. Puis à nouveau le ciel – une charbonnière a remplacé le pinson. 

C’est peu.

En sourdine se repose la question de la barbarie qui cerne une paix si fragile et, je sais bien, en un sens si étroite (même si je n’en ressens pas l’étroitesse), si égoïste ou, disons, si peu et si injustement partagée. Le chapitre de L’éloignement  intitulé « 11 septembre 2001 » ne parle que de ma première rencontre avec celui qui allait devenir le personnage d’Éliton. Ce n’est pas par indifférence, ni je crois par repli frileux sur l’intime. C’est façon de dire peut-être qu’à l’échelle de ma vie et du livre l’événement en question établit une rupture aussi nette entre l’avant et l’après que, pour les pays occidentaux, les attentats du 11 Septembre. Cela dit aussi malgré tout mon peu d’entrain à réagir de façon directe à l’actualité immédiate – autrement dit, mes réticences face à la littérature engagée. 

Contre la barbarie, qui se rappelle à nous de façon ponctuellement plus brutale mais qui est toujours là, je me dis qu’on n’a pas seulement besoin de discours, de slogans, de mouvements de foules et de minutes de silence (on en a besoin dans un premier temps) mais aussi de silence, de beaucoup plus de silence, et de ce travail humble, patient, tourné vers soi et le monde, que permet la poésie.

On a besoin de retoucher terre, de sortir de l’enfermement des idées qui tournent en rond et finalement déraillent, pour retrouver un sens de la présence à soi et au monde, un sens de bonté très profond. On a besoin d’apprendre à faire à neuf l’expérience de vivre.

 

10 janvier 2015

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