Vigie, janvier 2015

 

 

GRATTER LA GLACE

 

À l’aube on entend les cris des pies et des pinsons, et l’on voit au-dessus de Belledonne une très faible lueur rose. La fenêtre de toit est complètement gelée. Ce ne sont pas les élégantes arabesques qu’on peut parfois y admirer, mais une couche grossière de glace mêlée à des restes de neige dans laquelle sont restées prises toutes sortes de particules noires (on a fait récemment des feux de cheminée). Le soleil a fait fondre la neige, puis le froid de la nuit a gelé l’eau. Par endroits cela fait comme la coulée plus franche d’une stalactite, mais sur la plus grande partie de la vitre la couche est fine, striée comme par des ombres, des nuages étirés dans un ciel de neige. Si l’on s’approche on peut voir des étoiles, des irisations, des paillettes.

Je reste allongé un moment à regarder la fenêtre bouchée. Déjà j’ai oublié les rêves du matin, dont cette vitre opaque semble me séparer. Je gratte alors (la vitre, la page) à cause de certaines images que je voudrais garder, et sauve ce que je peux.

 

*

 

Nous emménageons dans une nouvelle maison qui est, dans le rêve, presque un petit château — ce n’est qu’après coup que je pense à la Casa Bathlo de Gaudi, même si cette construction étonnante ne ressemble à aucune maison réellement dessinée par Gaudi. Je revois les façades ocres trouées par ce qui rappelle les alvéoles d’une ruche, avec un patio, une cour carrelée, des portes ouvragées, un grand portail aux ferronneries admirables, des passerelles menant à la maison voisine qui n’est pas mitoyenne mais dont le toit rejoint celui de notre maison avec lequel il forme une protection contre le soleil ou la pluie (il semble que nous soyons dans un pays assez chaud). 

Nous longeons la façade extérieure par une ruelle entièrement carrelée qui est pourtant encore dans la maison : les limites entre le dedans et le dehors sont brouillées. Ma mère est là, qui explique qu’il va falloir nettoyer à nouveau toutes ces alvéoles qui, par endroits, sont maculées de suie, et elle ajoute (en faisant sonner les voyelles avec cet accent du midi dont elle n’avait jamais pu se défaire) que c’est « un sacré travail ». Elle est assez mécontente car elle a déjà tout nettoyé et qu’il lui faut recommencer. (Je note au passage que la présence de ma mère vivante apparaît, pour la première fois depuis sa disparition, comme tout à fait normale.)

À l’intérieur il y a des instruments de musique, un banjo, deux guitares, dont Léo et moi nous emparons. (Je reconnais la cuisine de la maison de Montluçon, vendue depuis peu.) Léo chante en s’accompagnant à la guitare. Il chante très bien, et improvise un texte qui parle de la maison.

À l’extérieur le jardin est une jungle, qui cette fois rappelle la Guyane. Il y a un grand bassin plein de tritons alpestres. Est-ce que tu as déjà vu le ventre des tritons ? J’en attrape un sans peine car ils sont très nombreux, et montre à je-ne-sais-qui le ventre orangé (il me revient en mémoire que j’ai fait cela cet été, à Beaufort, au détour d’une mare). Je le relâche ensuite et il se laisse couler lentement comme le font les tritons. Je les observe. Je parle du bassin du Carrel ou je passais, enfant puis adolescent, tant de temps à observer ainsi les tritons. Je dis qu’on n’en trouve plus beaucoup parce que les gens se servent des bassins pour élever des truites. Je suis saisi à ce moment d’un très profond sentiment de nostalgie.

Le rêve ainsi mêle en un même lieu fictif la Guyane, Barcelone, les Alpes, le passé, le présent, les vivants et les morts. Un poème pourrait faire cela aussi, qui paraîtrait peut-être vif le temps de la lecture. Mais le rêve est donné, entièrement donné, et autrement plus vrai qu’un poème pendant le temps où le rêveur se laisse ballotter par ses images. 

Bien sûr le rêve n’est pas partageable et on ne peut le fixer; mais ces lignes en gardent tracent, et je sais que la maison qui y est évoquée a déjà pris place dans la longue série de ces maisons rêvées auxquelles je repense souvent avant de m’endormir dans l’espoir d’infléchir le cours des rêves pour y retourner, et qui n’ont ni plus, ni moins de réalité que le souvenir de ces maisons que j’ai « réellement » habitées (car le rêve de cette nuit était d’une incroyable précision, dont je ne pourrais rendre compte qu’au moyen d’un effort d’écriture considérable qui ne produirait qu’un texte illisible et sans plus d’intérêt que ces bribes…).

 

2 janvier 2015

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