Vigie, janvier 2015

 

 

 

CRÉPUSCULES DU SOIR (ET DU MATIN)

 

Jours brefs. À cinq heures l’épaisse couche des nuages est encore éraflée par une petite coupure de lumière, que referme bientôt le gris. Certains soirs c’est au contraire un large triangle assez spectaculaire qui flamboie du côté du Vercors – qui flamboie, puis charbonne, puis s’éteint. Le résultat est de toute façon le même : on se retrouve dans le noir, il fait froid, on frissonne. 

Nuit glacée. Les yeux brûlants, blessés, je relis les poèmes de Jean-Pierre Chambon : ils aident à continuer à voir malgré la fatigue et la nuit. Tout venant, et le Tout émerge de toutes ces choses banales qui adviennent… Souvent le recours à ces juxtapositions d’images « du dehors », de « choses vues », permet de retrouver en soi des images qu’on pensait perdues, et dont on découvre le caractère précieux et touchant. 

Puis je dérive. Je ferme les yeux et je pense à ce texte que je voudrais, qu’il faudrait écrire, que je n’écris pas, ou pas encore, seulement en rêve, par bribes (écrire ces lignes qui ne demandent aucun effort n’est sans doute qu’une façon de rester en contact avec la possibilité du livre). Un livre sur les îles, un livre qui serait lui-même une île, avec beaucoup de fleurs comme sur une très belle tombe. Si j’écris, quand j’écris (comme cela m’est arrivé il y a quelques jours après avoir réécouté Angélique Ionatos), c’est ce rêve d’île qui resurgit, durablement embusqué dans mes marges.

Le Livre de Madère, par exemple…

Ce soir-là cependant je m’endors trop tôt, sans avoir travaillé. Le sommeil est un renoncement, l’expression d’une lassitude devant la réalité. Soudain on est lassé. On préfère l’enclos du rêve. Bien sûr je sais à quel point ce temps perdu, ce temps des refus, des crispations, de la fuite, du sommeil, est nécessaire pour permettre au texte d’apparaître, et fait partie de ce mouvement imposé qu’il est difficile de forcer (ce n’est peut-être là qu’une façon biaisée de justifier l’injustifiable renoncement, la fatigue, le manque d’allant). Il faut beaucoup de prose et de paroles inutiles, comme celles-ci, pour faire émerger le poème… 

Il est pourtant tout aussi nécessaire de se fouetter, de se forcer, de s’éperonner dans les côtes, de lutter contre le laisser-aller. Certains poèmes, certaines paroles ne sont là que pour ça : fouetter, réveiller, comme une paire de claques ou une douche froide le matin. Comme l’aube grise nimbée d’un peu de rose qui commence à flotter sur le pourtour flou de la montagne, comme un cri de corbeau dans le silence de six heures. 

Cravache ! Travaille ! Travaille-toi, travaille ton texte, travaille à ta vie. 

Le matin venu, on rouvre les paupières sur un monde neuf. On regarde l’aube grise, les trois corneilles sur le fil électrique en face, la vallée et ses passants. On annonce de grandes chutes de neige. Chute ! Prépare-toi. Le moment où tu pourras pour de bon te laisser aller, fermer les paupières, dire que voilà, ça y est, c’est terminé, n’est pas encore venu. Nous ne sommes encore qu’au premier mois de l’année…

 

 27 et 28 janvier 2015 

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