Vigie, janvier 2015

 

 

 AU PIÈGE DU RÉEL

 

Des larmes, beaucoup de larmes, des sanglots d’enfant à n’en plus finir et que rien ne retient, ni main sur l’épaule ni pudeur : le rêve peut aussi amener cela. On en ressort épuisé, on s’étonne de ne pas trouver l’oreille trempé. Toutes les larmes de ce chagrin ont donc coulé à l’intérieur? Il y a donc tant de peine cachée dans la tête des gens?

Je reste allongé à regarder la fenêtre de toit obstruée par la neige et encadrée de noir. Le malaise ne s’apaise pas, comme il arrive parfois quand, à l’issue d’un cauchemar, on comprend que les images qui nous oppressaient n’étaient que des chimères – parce que la chimère ici révélée n’était pas le rêve, mais la réalité (ou ce qu’on désigne plus ou moins confusément ainsi). 

J’ai revu dans le rêve ma mère, en sachant qu’elle n’était plus. Je l’ai revue à toutes les étapes de nos vies, comme dans un album de photographies vivantes ou comme au moment de la mort quand les souvenirs, dit-on, s’accélèrent avant de disparaître avec la conscience qui les portait. C’est, en moi, un enfant de quatre ou cinq ans qui a revu, et perdu, sa mère jeune. 

J’ai revu l’allée des marronniers, la petite butte, le parc du lycée, la voiture rouge à pédales et elle, à la fenêtre, qui me regarde avancer. J’ai revu le cadeau acheté dans cette boutique de Ferney, la bonbonnière fleurie « je t’aime, petite maman… », et la pièce de cinq francs tendue au commerçant (j’ai très bien retrouvé cette sensation de la pièce de cinq francs lourde et brillante dans ma main d’enfant). J’ai retrouvé ces images dont je ne savais même pas qu’elles avaient été conservées intactes dans les replis de ma mémoire – et c’était tellement triste, tellement douloureux de revoir tout cela…

Le rêve peut-être un piège, qui vous impose sa direction, son pas de côté, sa volonté, sans qu’on puisse rien faire pour lui échapper. Quand Barbara repasse à Saint-Marcellin sur les lieux de son enfance, c’est elle qui demande à son chauffeur de l’y arrêter – quitte à le regretter ensuite (« J’ai eu tort, j’ai voulu revoir le coteau où glissait le soir… »). Moi, je n’ai rien demandé. Je me suis simplement fait prendre dans ce piège tendu par le sommeil, à un moment où j’étais désarmé. La réalité est ce piège que le rêve parfois nous révèle dans toute sa cruauté.

 

18 janvier 2015 

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