Route, février 2015

 

 

 

SUR LA ROUTE ORDINAIRE

 

 

Beauté hautaine, blancheur opaque, forêt distante, et le petit battement poignant des phares qui traverse cela. Ici ça ronfle, ça patine, ça papillonne dans les feux mais ça avance quand même. Même si on fait du surplace sur toujours la même route on avance quand même. 

Lu tout à l’heure sous la plume de Sylvain Tesson : « Quand les lieux commencent à devenir familiers, c’est le début de la mort ». Il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle ici « familier ». S’il s’agit de la trompeuse impression d’avoir fait le tour d’un lieu et, par conséquent, de ne plus avoir à lui prêter attention, je suis d’accord. (Deux merles noirs sur la route détrempée.) Mais il me semble plutôt que seule la familiarité avec un lieu, disons, une certaine intimité qui demande beaucoup de temps, permet d’entretenir avec lui un rapport vif. (La haie des saules têtards dans le brouillard, presque éteinte.) Un lieu tout neuf tel qu’on le découvre dans le voyage a naturellement ses vertus. On est plus facilement attentif, on ouvre d’autant plus grand les yeux qu’on sait notre passage bref. Mais en parcourant ma route familière, en habitant ma maison du Villard, qui n’est pas tout à fait une cabane en Sibérie, je n’oublie pas pour autant la brièveté du passage et il ne me semble pas que l’intensité soit moindre qu’en voyage. 

Le voyage, ou la retraite aventureuse me font penser à la vie monastique : c’est sans doute à bien des égards plus facile de pratiquer la vigilance dans ce cadre-là plutôt que dans celui de la vie ordinaire, mondaine, profane et sédentaire. Mais c’est aussi plus spectaculaire, plus extérieurement radical, ce dont je me méfie. Parce que j’ai passé quelques semaines seul dans un chalet d’alpages et que j’ai évoqué ce moment explicitement vécu comme refondateur dans Le grillon de l’automne, un journaliste a titré : « Seul face à la nature » (ce n’était pas, je crois, le titre original). On sent le besoin d’exploit, de sensationnel, de posture, comme pour Jean-Pierre Abraham avec son phare et l’équipe de télévision venue filmer l’aventurier. (L’émission s’appelait « Les coulisses de l’exploit » ; il faut cependant reconnaître que la vie menée par Jean-Pierre Abraham dans son phare avait en effet quelque chose de l’exploit, ce qui n’était pas du tout mon cas dans ma petite maison de La Giettaz.) 

J’aime la banalité de ma route ordinaire, et j’aime cette écriture banale de la route, a priori irréductibles à toute idée de spectacle ou d’exploit — même quand, aujourd’hui, la chaussée est un peu glissante et le brouillard par endroits assez dense. Dans Ici présent, ce n’est plus depuis un phare mais depuis la fenêtre d’un bourg qu’Abraham regarde et écrit, et cela n’en est que plus poignant, ou même : cela en soit ne change rien, c’est l’écriture et la finesse du regard d’Abraham qui font que c’est poignant. 

Nul besoin d’aller loin pour vivre vivement ce qui nous est donné à vivre et qui, de toute façon, nous file entre les doigts (ou, ce matin, entre les pneus). 

 

4 février 2015

 

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