Route, février 2015

 

DERNIER ALLER DE FÉVRIER

 

 

Mois très court, jour très lumineux avec ciel blanc-bleu dégagé et les crêtes de la Chartreuse déjà illuminées. On annonce pour demain de nouvelles chutes de neige. 

Dans le découpage du temps en jours, semaines, mois et saisons on cherche des repères pour repartir, et l’on voudrait que ce dernier trajet soit l’amorce d’un nouveau cycle, d’une nouvelle spirale, d’une renaissance – au moins un pas vers le printemps. Ce serait comme la fin d’un chapitre ouvrant sur un autre chapitre. Ainsi aussi de chacune de ces paroles que je prononce, des textes que j’écris, des virages que je prends ou des phrases musicales que je joue avec l’accordéon : à la fin on se relâche pas mais on donne une impulsion un peu plus forte pour repartir. 

(Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu aussi distinctement la tête reptilienne de la montagne avec son gros œil de calcaire et de neige éclairé par le soleil de sept heures. Sur la vitre droite le givre qui fond lentement à mesure que j’avance dessine d’admirables constellations, cependant que toute la partie supérieure du pare-brise est encore ornée d’une sorte de ciel chinois avec dragon de givre sur fond bleu pâle. En contrebas cet autre dragon des fumées de l’usine lève la tête en direction des crêtes, comme pour humer ses propres exhalaisons. Bestiaire fantasmatique, certes, mais qui habite néanmoins mon paysage comme les renards et les cerfs ou comme je le fais moi-même en passant.) 

À chacune de ces phrases et à chaque virage le petit bol chantant que j’emporte toujours avec moi tinte et ponctue la progression. J’y vois comme un encouragement à continuer, une façon de repousser la coda de l’arrivée, l’accord final dont on espère seulement qu’il ne sera pas trop dissonant (dans le morceau de Pachelbel qui en ce moment m’obsède, marquer un temps de pause et bien viser pour ne pas rater les deux fa main gauche.) 

Vision très pure de la vague glacée des Bauges, vision touchante et fugitive de ce chemin sous les arbres ou de cet autre qui part à travers champs au carrefour où il est indiqué : « stop, joie de vivre ».

Un peu plus loin : déviation, à cause d’une maison qu’on est en train de réhabiliter ou de raser, je ne sais pas. 

Tintement du gong. 

Brouillard dans la combe. 

Champ blanc, sommet pur. 

La vieille croix rouillée sur fond de neige. 

Au revoir. 

À louer ? Louons donc !

Tintement du gong. 

Matériaux, bricolage, tout ce qu’il faut pour construire. 

Se reconstruire. Continuer. 

Embrayer, débrayer, ralentir, accélérer. 

Ligne blanche, champs blancs. 

Tintement du bol. 

Dernier virage. 

Stop, le cimetière — et après ?

Le relais. 

Beauvoir, les souvenirs. 

La dernière ligne droite. 

Troncs coupés. 

Ces traces. Ces allers, ces retours, ces envols et parfois… 

Traversée d’amphibiens, arrêt du car. 

Cheval immobile dans le givre. 

Réverbères éteints, lampes allumées. 

Ralentir. 

Vous n’avez pas la priorité. 

Attendre. 

Repartir. 

Arriver. 

Dernier aller de février. 

 

26 février 2015

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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