Route, février 2015

 

 

DES MIETTES

 

 

Paysage bleu-gris-blanc, neige presque phosphorescente et brouillard sur les pentes. Je suis la Citroën bleu glacier d’Alain, qui m’ouvre le chemin.

Silence.

Cliquetis.

Le virage au chien noir.

Les collégiens qui attendent le bus.

Les branches tordues recouvertes de neige donnent l’impression de traverser une de ces estampes nocturnes et hivernales d’Hiroshige.

Je guette les lisières du grand champ blanc de Presle ; pas un cerf, pas un chevreuil. Je suppose qu’ils sont redescendus. Plus de montagne non plus au-dessus de Beauvoir. Aube et brouillard.

 

J’ai rêvé cette nuit qu’une géologue me faisait une magistrale lecture du paysage belledonnien. Je regrettais dans le rêve de ne pas pouvoir prendre de notes. Elle utilisait des termes techniques d’une grande précision qui me faisaient envie. Je rêverais de pouvoir maîtriser une discipline comme la géologie. La pauvreté de mes connaissances naturalistes me navre — tout au plus puis-je m’enorgueillir de méconnaître un peu moins les oiseaux que le reste. J’ai fait un temps des efforts pour apprendre, et j’en ferai sûrement encore. J’ai accumulé peu à peu une somme de connaissances disparates, lacunaires, sur toutes sortes de sujets, mais je me heurte vite, comme toute le monde, à l’intimidante spécialisation du savoir. Cela pose en creux la question du champ propre au poète ou à l’écrivain. Il faudrait pouvoir maîtriser de larges pans des domaines scientifique, mais aussi musical, pictural, etc. 

J’envie ces poètes qui ont plus d’une corde à leur arc : Jean-Pierre Abraham était aussi marin, Nicolas Bouvier photographe et iconographe, Jaccottet est traducteur, etc. Il y a aussi en filigrane le regret, la nostalgie (et c’est sans doute une forme d’idéalisme) de la figure du grand humaniste englobant toutes les connaissances et les faisant rayonner sous sa plume. Il est difficile de se satisfaire de miettes.

C’est pourtant ce que je fais, écrivant par bribes, picorant de ci de là comme les pinsons au bord de la route. Je trouve en règle générale que l’insertion de vocabulaire ou de connaissances scientifiques dans les poèmes, par exemple, est décevante (il y a des exceptions). La science supporte mal les approximations, les intuitions, les rapprochements hasardeux qui sont le maigre apanage du poète. Et la poésie se moque de ce désir puéril d’étiquetage méticuleux. Les poètes qui se veulent penseur, là aussi, s’ils se prennent trop au sérieux et en arrivent à considérer comme évangile leurs confuses fulgurances, s’égarent.

Je continuerai pour ma part à tenter, pinson plutôt qu’albatros, à rassembler mes miettes, à chercher à connaître, à voir, à savoir de mon mieux.

 

5 février 2015

 

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