Route, avril 2015

 

 

 

 JOUR JEUNE, VIEILLE NUIT

 

 

Jour jeune, vieille nuit, dans les recoins obscurs de laquelle m’attend ma grand-mère. Elle est bien fatiguée, je vois. Une fois de plus, une fois de trop, une dernière fois elle a réussi à préparer le repas, et je retrouve avec cette précision déconcertante des rêves, les odeurs et les saveurs de sa cuisine italienne. Elle me parle de la mort de ma mère. Elle se lamente, essaie de consoler, s’étonne de lui avoir survécu alors qu’elle est plus vieille. Elle dit que son heure est venue, qu’il est grand temps pour elle de rejoindre son mari. Je ne sais plus si vraiment elle dit tout cela car je n’entends pas sa voix, je ne retrouve pas son accent – sauf peut-être sur ces mots : « mon mari ». Mais elle a disposé dans toute cette maison que je ne reconnais pas d’étranges arrangements de fleurs et de photographies qui évoquent ma mère, et surtout elle me remet une lettre « parce qu’il est important de se dire les choses tant qu’on peut » (encore une phrase qu’elle n’aurait jamais prononcée). C’est une lettre étrange, écrite au Bic sur deux serviettes de toilette qui ressemblent à des peaux tannées, puis sur deux grandes feuilles de papier. Cette lettre à la graphie compliquée contient des révélations sur mon enfance, sur le passé. Je veux la lire mais ne parviens jamais à le faire. J’erre dans les dédales de la maison en grand désordre. Il y a des fuites au plafond, un problème d’évacuation des eaux usées… Vient l’heure du départ, d’un grand départ qui ressemble à un déménagement. Assis sur une valise je commence à lire la lettre… Le réveil sonne.

 

Au dehors la lumière est superbe. Nuages moutonneux à l’horizon, brume légère au fond de la combe et lilas fantomatiques mêlant les fleurs fanées du printemps dernier à celles toutes neuves de cette fin d’avril. La brume s’intensifie. Ce n’est pas un de ces brouillards de novembre qui « pèse comme un couvercle », mais une brume matinale annonciatrice d’une journée qu’on pressent lumineuse. Le vieux mur de la vieille maison est beau, qu’orne la grande glycine en fleurs. Les ouvriers ont mis à nu les fondations de l’ancien hôtel, et creusent, et réparent, et consolident. Les collégiens convergent vers le point de ralliement du bus. À huit heures la grande église d’Arvillard est baignée de soleil, et le crucifix du carrefour aussi, qui s’allume d’une lueur verte inhabituelle. Jaune orangé des pompons jaunes. Les jeux de l’ombre, de la lumière et de la brume rappellent ceux de l’automne, dans une tonalité plus sereine. (La route fin octobre : fastes funèbres des dernières fêtes ; la route fin avril : force et fragilité, douceur et bonté passagères, tendresse déconcertante de ce monde trompeur.) Dans un coin de pré qui a échappé à la tondeuse, les boules cotonneuses des pissenlits fanés se défont insensiblement ; un gros chat angora qui y était tapi détale au passage de la voiture, laissant derrière lui un tout petit nuage d’aigrettes argentées…

 

29 avril 2015 

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