Route, avril 2015

 

 

 

LES TRACES SUR LA ROUTE

 

 

Avant huit heures la lumière atteint la mare et projette sur le goudron clair l’ombre démesurée de la voiture, qui ainsi me précède et m’ouvre le chemin. Je la regarde se mêler à celles des arbres, s’effacer, se déplacer, se déformer, s’étirer comme naguère l’ombre des dromadaires sur les dunes ; puis je regarde au loin (ce qui, du point de vue étroit de la conduite automobile, est plus prudent) en direction de la Chartreuse. Et je file, file encore, file la laine de ma route moutonnière, de mon petit trajet textuel quadri-hebdomadaire. 

 

Je ne suis pas le seul à écrire sur la route D207 (appelée à terme, je n’en doute pas, à une renommée littéraire au moins équivalente à celle de sa grand-sœur d’outre-atlantique la Route 66) : tout au long de la sombre et sinueuse bifurcation 207A qui passe au-dessus des vignes avant de redescendre jusqu’au ruisseau du Joudron, les ouvriers de la D.D.E. ont entièrement refait le marquage au sol. Les traits discontinus sont maintenant d’une blancheur irréprochable, et passer sur la brève portion entièrement refaite à l’endroit du dernier effondrement donne l’impression de rouler sur un tapis moelleux − mais un tel luxe semble incongru lorsqu’on retrouve, un peu plus loin, la vieille chaussée rapiécée. Plus loin encore ce sont les marques anciennes, presque effacées, qui prennent le relais. 

Écritures de la route : palimpseste de graviers, de goudrons, de traînées de pneus, de traits de peinture, d’ombres, de brindilles et de feuilles… Je me dis qu’il faudrait proposer sur ce thème un colloque interprofessionnel qui serait l’occasion de rencontrer les confrères de la D.D.E., mais aussi tous les familiers de la D207 (on pourrait inclure la D209, qui franchit gaillardement la frontière entre Savoie et Isère et me conduit chaque matin jusqu’à Allevard, voire toutes les routes du pays !). On inviterait aussi les hirondelles, bien sûr — il y en a une qui vient de passer juste au-dessus de la voiture, traînant derrière elle les deux fins filets de sa queue de cerf-volant…

 

À propos de fin, cela vraiment n’y ressemble pas. C’est mai qui s’ouvre, qui resplendit ou ruisselle déjà sur les coteaux, et la voix de Jacques Bertin me fredonne à l’oreille (j’en soupire d’aise) :

 

Quand revient la chaleur de mai revient l’envie d’aimer

Et on cherche dans un refrain passé des phrases pures…

 

Cette voix dans la voiture résonne comme dans une église (je viens de passer celle d’Arvillard) ou une chapelle (j’approche de La Chapelle du Bard). Grâce à elle la voiture devient vaste comme une église. Je regarde alors avec sympathie ces signes religieux qui balisent la route, comme ce grand crucifix que je viens de laisser sur ma droite juste après La Chapelle du Bard et que je n’avais encore jamais remarqué. 

Au risque de navrer l’athée que je suis pourtant certainement, je dois avouer (confesser) que j’aime cette façon de marquer les carrefours et les points élevés. J’aime les calvaires, les croix. Je n’y vois ni un signe de torture, ni une prise de possession du lieu, mais une façon de rappeler au vaste, de désigner simultanément la ligne d’horizon et le ciel, la transcendance et l’immanence. Je comprends mal d’ailleurs cette distinction entre « transcendance » et « immanence », je la comprends même de moins en moins (j’ai écrit à ce sujet naguère de péremptoires inepties). Je flaire derrière elle comme un malentendu. Par dégoût peut-être devant la sclérose et les diktats des institutions religieuses beaucoup ont fini par rejeter l’idée de transcendance ; mais le transcendant est partout, en tout ce qui nous dépasse et nous nargue sans se préoccuper de nous, en hauteur aussi bien dans l’horizontalité de la route au bout de laquelle je vois se profiler le grand mystère du terminus, de la fin du voyage et du texte, de la fin de tout et de nous – ou simplement de la fin de ce mois d’avril qui n’est, comme toutes les fins, qu’un passage.

 

Je signe d’une croix (et note en bas de page : « plan d’immanence & transcendance, penser à interroger sur ce point un plus savant que moi, qui se reconnaîtra »).

 

30 avril 2015

 

 

 

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés. 

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