Vigie, mai 2010

 

 

DANS L’URGENCE, CE CRI

 

 

(À Clément)

 

Le bip d’une sonnerie 

comme un signal d’alarme

le battement du cœur 

qui va trop vite qui va trop fort 

comme le moulin de la chanson 

inspire 

expire

tu souffles

tu souffres

tu te rapproches

tu entends

les pleurs d’enfants au loin

qui t’appellent

tu viens vers nous 

de ce gouffre que tu remontes

en rejouant Orphée

(ne te retourne pas !)

voilà 

cela va si vite maintenant 

tu ouvres tes poumons déplies

ton premier cri

je te prends dans mes bras

une heure vingt-trois 

tes cris tes premiers cris

tu es né

et nommé

je coupe ton cordon

tu es né

cette nuit de printemps

attendu 

autant qu’on peut l’être 

sois le bienvenu

 

(au matin ton grand frère prendra ta main de vieillard dans la sienne

il te jouera de ce tambour à boules sifflantes qu’on appelle « damarou » 

et tu lui souriras)

 

*

 

Tu es né cette nuit

dans la douceur et la tendresse

au même moment, pardonne-moi 

le monde est plein de cris

c’est peut-être à cause 

de ces heures hors du temps

de la fatigue ou de l’usure

j’entends très bien les cris 

devant la porte vitrée de l’hôpital 

passe têtes baissées 

une famille aux yeux rougis 

j’entends très bien leur cri

les passants dans la rue

serrent en eux ce cri-là

tous 

finissent par crier

sous chaque pierre

des cris d’insectes

sur la terre comme au ciel et en mer

des cris de bêtes qu’on met en pièces

le cri des viandes déchirées

le dernier cri du grand-père 

suicidé

le cri pétrifié de l’enfant 

enseveli 

dans les décombres du massacre 

(et qu’est-ce qui pourrait rendre seulement tolérable 

la mort de cet enfant qui était comme toi ?) 

la rumeur des guerres 

la plainte des pauvres gens

ce cri continue 

qu’on entend 

 

*

 

C’est un printemps étrange

nuages noirs pluie coupante

feuilles brûlées par le gel

en serrant la mâchoire

on apprivoise les mots barbares 

du lexique médical 

et la voix claire au téléphone 

s’avoue « un petit peu contrariée » 

on convoque les souvenirs heureux 

on parle de l’été des travaux du passé 

on crie en silence 

avec retenue 

dignement

ô pas comme ici où l’on se laisse aller tu vois

à crier sans pudeur

 

*

 

La souffrance ce soir est superbe

j’écris très vite et sans relire

pendant que reverdit le jardin 

je regarde sans ciller 

la souffrance du printemps 

j’écoute crier le printemps 

puis l’enfant me rejoint et prononce 

une parole d’amour 

et comme il réclame 

d’autres mots différents sur la page 

je rajoute ceux-là :

 

au cœur de la souffrance

la beauté et l’amour comme une débâcle

lavent tout

justifient tout

emportent tout

ils sont l’averse printanière

le chant de la terre

le cri le plus ample

le chant

 

*

 

Pardonne-moi

cet accueil en mineur

j’aurais voulu un air plus triomphant

tu ne seras pas l’enfant de l’insouciance

mais celui de la clémence

toi qui viens dans un monde 

conscient de sa limite

et chaque jour plus inquiet

puisse la vie 

t’être clémente

puisses-tu incarner à ton tour la douceur

que le monde nous réclame

devant tant de tristesse et de joie 

pardonne-moi 

j’accepte tout

je donne tout

mes souvenirs

mes larmes

mes « je t’aime » « je vous aime » 

« je te veux, je vous voudrais heureux » 

dans l’urgence, 

ce cri.

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés, et éditions Mutine pour le texte final extrait de L’éloignement.

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