DANS L’URGENCE, CE CRI
(À Clément)
Le bip d’une sonnerie
comme un signal d’alarme
le battement du cœur
qui va trop vite qui va trop fort
comme le moulin de la chanson
inspire
expire
tu souffles
tu souffres
tu te rapproches
tu entends
les pleurs d’enfants au loin
qui t’appellent
tu viens vers nous
de ce gouffre que tu remontes
en rejouant Orphée
(ne te retourne pas !)
voilà
cela va si vite maintenant
tu ouvres tes poumons déplies
ton premier cri
je te prends dans mes bras
une heure vingt-trois
tes cris tes premiers cris
tu es né
et nommé
je coupe ton cordon
tu es né
cette nuit de printemps
attendu
autant qu’on peut l’être
sois le bienvenu
(au matin ton grand frère prendra ta main de vieillard dans la sienne
il te jouera de ce tambour à boules sifflantes qu’on appelle « damarou »
et tu lui souriras)
*
Tu es né cette nuit
dans la douceur et la tendresse
au même moment, pardonne-moi
le monde est plein de cris
c’est peut-être à cause
de ces heures hors du temps
de la fatigue ou de l’usure
j’entends très bien les cris
devant la porte vitrée de l’hôpital
passe têtes baissées
une famille aux yeux rougis
j’entends très bien leur cri
les passants dans la rue
serrent en eux ce cri-là
tous
finissent par crier
sous chaque pierre
des cris d’insectes
sur la terre comme au ciel et en mer
des cris de bêtes qu’on met en pièces
le cri des viandes déchirées
le dernier cri du grand-père
suicidé
le cri pétrifié de l’enfant
enseveli
dans les décombres du massacre
(et qu’est-ce qui pourrait rendre seulement tolérable
la mort de cet enfant qui était comme toi ?)
la rumeur des guerres
la plainte des pauvres gens
ce cri continue
qu’on entend
*
C’est un printemps étrange
nuages noirs pluie coupante
feuilles brûlées par le gel
en serrant la mâchoire
on apprivoise les mots barbares
du lexique médical
et la voix claire au téléphone
s’avoue « un petit peu contrariée »
on convoque les souvenirs heureux
on parle de l’été des travaux du passé
on crie en silence
avec retenue
dignement
ô pas comme ici où l’on se laisse aller tu vois
à crier sans pudeur
*
La souffrance ce soir est superbe
j’écris très vite et sans relire
pendant que reverdit le jardin
je regarde sans ciller
la souffrance du printemps
j’écoute crier le printemps
puis l’enfant me rejoint et prononce
une parole d’amour
et comme il réclame
d’autres mots différents sur la page
je rajoute ceux-là :
au cœur de la souffrance
la beauté et l’amour comme une débâcle
lavent tout
justifient tout
emportent tout
ils sont l’averse printanière
le chant de la terre
le cri le plus ample
le chant
*
Pardonne-moi
cet accueil en mineur
j’aurais voulu un air plus triomphant
tu ne seras pas l’enfant de l’insouciance
mais celui de la clémence
toi qui viens dans un monde
conscient de sa limite
et chaque jour plus inquiet
puisse la vie
t’être clémente
puisses-tu incarner à ton tour la douceur
que le monde nous réclame
devant tant de tristesse et de joie
pardonne-moi
j’accepte tout
je donne tout
mes souvenirs
mes larmes
mes « je t’aime » « je vous aime »
« je te veux, je vous voudrais heureux »
dans l’urgence,
ce cri.
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés, et éditions Mutine pour le texte final extrait de L’éloignement.