Vigie, mai 2015

 

 

 

ENTRÉE EN MAI

 

 

Allongé dans le noir j’écoute l’averse. Depuis deux heures j’écoute l’averse rouler, s’amplifier, se calmer, s’exaspérer, frapper le toit et la montagne. Parfois cela semble effrayant de violence sans raison. On se croirait en mer. Rien ne bouge pourtant, hormis les gouttes qui cascadent sur la fenêtre dont le bleu très sombre perce peu à peu le noir. On pense alors à la terreur sans nom de ces migrants dont, en ce moment même, les coques de noix affrontent la Méditerranée. On pense aux familles qui survivent dans les décombres du séisme qui vient de ravager Katmandou, à tous ceux-là qui n’ont plus de toit pour les protéger.

Ici évidemment la violence est belle, enveloppante, protectrice comme une mère un peu possessive, un peu envahissante mais souveraine et bonne. Il est facile de l’accueillir et d’écrire, bien à l’abri, des phrases comme:  ça roule, ça redouble, fracas sourd plutôt que battement de tambour… Mais le bruit qui vraiment glace le sang est un tout petit bruit, un bruit à mon échelle : une seule petite goutte d’eau qui, suintant depuis hier du plafond, tombe à intervalles réguliers dans le seau et — ploc — me ramène à mon enfance (car ainsi parfois l’eau gouttait dans le lavabo de la chambre d’Argenton, et j’avais si peur que je n’osais me lever) et me rappelle que le beau bateau de la maison aussi est fragile et, même si c’est vergogne d’oser rapprocher le tragique confortable d’un homme bourgeoisement protégé du vrai tragique des démunis, file aussi lentement à la dérive vers son échouage.

Maintenant je n’entends plus que ce petit bruit là : ploc… ploc…, et celui du feutre dont je me suis emparé, et le tic-tac de l’horloge qui l’accompagne aussi. Tout de même nous faisons une belle mélodie: « Il pleut dans ma chambre, j’écoute la pluie… » Puis la chanson même de la pluie et ce petit suintement cessent, et se lève la relève d’une clameur d’oiseaux frustrés par la longue attente de l’averse et qui se rattrapent maintenant, saluant sans plus de raison que la pluie mais avec autant de vigueur le jour qui se lève encore.

J’ouvre la fenêtre et m’accoude. On entend le grondement du Nan et celui du Gelon qui emportent avec fracas une bonne partie de l’eau tombée cette nuit — et c’est vraiment comme la rumeur du déluge qui s’éloigne (j’ai vu la colombe). L’air humide sent le feu de cheminée, et ce mélange d’humidité et de feu rappelle à la vie, à la vie nomade, à la vie lointaine, à la vie qu’on avait là-bas en Guyane…

L’averse a dépouillé de presque toutes ses fleurs le cerisier sauvage.

Les nuages fuient au fond de la vallée, emportant eux aussi une part de ce trop plein d’eau tombé dans la nuit.

À quelques encablures de mon propre toit qui laisse suinter l’eau, je vois le toit éventré de la maison qui a brûlé en février dernier.

Une fauvette à tête noire vient se poser sur le poirier, et nous honore de son chant sonore. Ils vont tous se succéder maintenant sur ce poste de chant : la fauvette, le merle, les mésanges, le rougequeue noir et même, le voici, le rougequeue à front blanc que je salue avec reconnaissance.

C’est ainsi cette année qu’on est entré en mai.

 

2 mai 2015

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