Vigie, mai 2015

 

 

 

 VEILLES DE DÉPARTS

(les lilas, la musique)

 

 

Les fleurs ivoire du cognassier planté l’an passé, deux jours avant la mort de ma mère, luisent dans la lumière de mai, et les feuilles des bouleaux scintillent. Toutes les fleurs du poirier sont tombées, les oiseaux commencent à se faire plus discrets le matin, et l’on jette vers les crêtes des regards de plus en plus avides. À notre altitude c’est aujourd’hui seulement que les lilas atteignent l’apogée de leur floraison : même ce maigre rejet que j’avais replanté sans précautions et que je croyais mort, a fini par fleurir.

Aujourd’hui le parfum des lilas envahit la terrasse et se mêle à celui, un peu piquant et bientôt tout à fait asphyxiant, qui monte des hautes herbes et des orties.

Les rires fous des enfants se répercutent entre la falaise de la maison et celle de la forêt.

Air tiède, ciel bleu blanc aveuglant.

Quelque chose en nous s’étire et soupire, prélude sans doute à ce grand contentement final qu’exprimait ma mère lorsque, assise dans le jardin par cette très belle et dernière après-midi d’été en compagnie des enfants, elle s’était étonnée de ce qu’il ne soit pas plus tard et réjouie, profondément réjouie de pouvoir être là (à cette image on revient tout le temps). La chaleur et le mouvement des feuilles peut-être l’enivraient légèrement, ou donnaient une coloration douce à l’ivresse de son empoisonnement (car ses reins ne fonctionnaient plus). 

En cette fin d’après-midi, assis sur la terrasse à regarder les enfants qui jouent et à guetter le rougequeue à front blanc, les va-et-vient de la pie ou la petite tache noire de l’aigle bientôt bue par le blanc, je ressens quelque chose de cette ivresse. 

Puis je reprends l’accordéon et, comme on ressasse une idée, comme on peaufine un texte, je rejoue encore et encore l’extrait de la chaconne de Pachelbel que j’ai appris par cœur. Maintenant je n’ai plus besoin de suivre la partition, de réfléchir aux notes, aux nuances et au rythme (il faudra cependant reprendre le métronome et corriger certaines erreurs manifestes); dans les meilleurs moments je peux me laisser porter par cette musique que je pourrais, je crois, jouer et rejouer des vies durant sans me lasser (cette absence de lassitude n’est pas nécessairement partagée par l’entourage immédiat de ceux qui doivent en supporter l’audition réitérée, et dont il faut louer la patience…). Pour un temps assez court, trois minutes tout au plus, je joue comme on respire, je prends appui sur le vide, je déploie le soufflet en redressant la tête, je joue pour la forêt, pour la montagne, pour l’aigle qui vient de disparaître, pour le souvenir de ma mère et la floraison des lilas. 

L’air du soir embaume de ce parfum poignant. 

Pourquoi faut-il toujours que les lilas atteignent leur pleine floraison la veille des départs ?

 

12 mai 2015 

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