Vigie, mai 2015

  

 

 

 L’AUTOMNE EN MAI

 

 

Puis soudain les gestes quotidiens nous sont refusés. C’est terminé. L’infusion du soir, le repas qu’on prépare, le livre qu’on lit, c’est fini. Il faut y aller. Elle n’était pas pressée mais elle sentait qu’il venait, ce moment de l’aller sans retour vers l’hôpital-abattoir. Elle disait qu’il faudrait bien, qu’elle le savait, qu’elle l’accepterait ; mais le moment venu elle a refusé. Il a fallu que ce soit le docteur qui lui parle, au téléphone, pour qu’elle cède. Et elle n’a plus parlé.

Ses derniers griffonnages sur le carnet de bord de sa maladie, ces dernières traces illisibles qu’on laisse.

Il fait froid dans la pièce. Les Saints de Glace ne passent pas et c’est, comme chaque année, le petit automne de mai. C’est peut-être à cause de cela, à cause de la fatigue accumulée aussi qu’on se laisse à nouveau envahir par ces souvenirs qui ne sont d’ordinaire qu’un bourdonnement persistant mais plus discret et quand même discontinu.

Absence inconcevable, silence insupportable : j’ai quelque chose à dire, j’ai quelque chose à te dire, je voudrais te parler et que tu m’entendes, et que tu me parles. Tu vois, c’était presque moins dur l’été dernier parce que ton silence durait depuis moins longtemps et qu’on ne pouvait pas à ce point comprendre qu’il serait définitif, coupant la vie en deux.

Dans les rêves je te retrouve. Je les attends et les redoute. Parfois c’est mon attente qui les entrave…

Dans celui-ci te voici dans ma chambre de Chambéry-le-Haut (qu’on a depuis pompeusement rebaptisé « les Hauts de Chambéry », qui sonne comme les Hauts de Hurlevent). Tu es plus jeune et radieuse. Tu t’es mise toi aussi à jouer de l’accordéon, et tu t’en sors assez bien. Je te complimente. Je dis que nous pourrons jouer ensemble et même, au fond, que nous jouons ensemble à chaque fois que je joue. Tu joues sur un Cavagnolo orné de bandes violettes (signe de deuil, mais j’y pense après coup). C’est un moment très doux. Puis soudain je pleure parce que je sens bien que ce moment ne durera pas et que nous nous perdons.

Soudain les gestes ordinaires nous sont refusés. La tasse cassée, la main impuissante à tracer, les paroles qui défaillent, le corps qui lâche. 

Tu n’as pas tant renâclé finalement pour partir, trop lucide, trop fataliste, concentrée dans l’effort de faire bonne figure peut-être, ou simplement concentrée dans l’effort et déjà détachée de nous tous et de la nécessité de faire bonne figure. Moi je ferme les yeux parce que je voudrais repartir en arrière, redescendre te chercher dans le rêve et que nous parlions encore un moment de la pluie, du beau temps, de la floraison des lilas, des enfants ou de l’accordéon.

La pluie griffe la fenêtre, vains griffonnages, paroles cinglantes audibles par personne.

 

 20 mai 2015

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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