ROUTE EN SI MINEUR
(Chopin dans la voiture)
Il y a, dans Le Dictateur de Chaplin, un célèbre intermède burlesque dans lequel le petit barbier juif rase son client sur le rythme endiablé de la Danse hongroise n°5 de Brahms : les accélérations simultanées de la musique et du rasoir provoquent naturellement l’effroi du client et l’hilarité du spectateur…
En ce dernier matin de janvier, ce n’est pas sur Brahms mais sur Chopin que j’ai jeté mon dévolu : si je roule un tout petit peu plus lentement que d’habitude, je peux faire coïncider la sonate n°3 en si mineur et les vingt minutes de mon trajet habituel ; ce que je tente.
*
Allegro maestoso
Moteur et musique, la vallée
se rouvre aussitôt sans fatigue
ni trouble ni brume ni givre
une grive traverse on entend
au lieu du vent sur ses plumes
le piano dont la mélodie
caresse les courbes de Belledonne −
la route en si mineur n’est pas triste
mais vacillante comme un envol.
*
Scherzo (molto vivace)
Ça s’accélère
dans la grande descente où cascadent
tous les ruisseaux de la débâcle
et cabriolent les chevreuils
puis au virage du village
le tempo dieu merci s’apaise
(on finirait dans le décor);
la femme à la fenêtre ignore
à quel point elle est émouvante
vue ainsi en passant avec
la sonate en si de Chopin :
la route est son visage flou
jeune et vieux à la fois, changeant
comme les visages des rêves.
*
Largo
On quitte en si mineur la route principale
et la musique s’obscurcit en fond de combe
jusqu’à la faille du Joudron. Le soleil
n’atteint pas le vieux mur où les fleurs sont fermées
la baraque d’en bas paraît abandonnée –
puis on remonte vivement vers la lumière.
La route en si mineur serait cette sonate
jouée sans trop d’éclats, avec des envolées
secrètes. En elle toute la gamme
des solitudes, des abandons.
*
Finale – presto nan tanto
Au final on file en si majeur
humant des odeurs de ferme et de résine
la route est sûre maintenant, triomphante
mais modeste elle va
vers son but
qui n’est que de filer
immobile et mouvante
de saison en saison
jusqu’à l’accord final, l’ultime
crépitement de l’arrivée
et le prochain départ.
28 janvier 2016
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.