Route, janvier 2016

 

 

 

ROUTE EN SI MINEUR

(Chopin dans la voiture)

 

Routejanvier2016simineur

 

Il y a, dans Le Dictateur de Chaplin, un célèbre intermède burlesque dans lequel le petit barbier juif rase son client sur le rythme endiablé de la Danse hongroise n°5 de Brahms : les accélérations simultanées de la musique et du rasoir provoquent naturellement l’effroi du client et l’hilarité du spectateur…

En ce dernier matin de janvier, ce n’est pas sur Brahms mais sur Chopin que j’ai jeté mon dévolu : si je roule un tout petit peu plus lentement que d’habitude, je peux faire coïncider la sonate n°3 en si mineur et les vingt minutes de mon trajet habituel ; ce que je tente.

 

 

*

 

Allegro maestoso

 

Moteur et musique, la vallée

se rouvre aussitôt sans fatigue

ni trouble ni brume ni givre

une grive traverse on entend

au lieu du vent sur ses plumes

le piano dont la mélodie

caresse les courbes de Belledonne −

la route en si mineur n’est pas triste

mais vacillante comme un envol.

 

 

*

 

 

Scherzo (molto vivace)

 

Ça s’accélère

dans la grande descente où cascadent

tous les ruisseaux de la débâcle

et cabriolent les chevreuils

puis au virage du village

le tempo dieu merci s’apaise

(on finirait dans le décor);

la femme à la fenêtre ignore

à quel point elle est émouvante

vue ainsi en passant avec

la sonate en si de Chopin : 

la route est son visage flou

jeune et vieux à la fois, changeant

comme les visages des rêves.

 

 

*

 

 

Largo

 

On quitte en si mineur la route principale

et la musique s’obscurcit en fond de combe

jusqu’à la faille du Joudron. Le soleil

n’atteint pas le vieux mur où les fleurs sont fermées

la baraque d’en bas paraît abandonnée –

puis on remonte vivement vers la lumière.

La route en si mineur serait cette sonate

jouée sans trop d’éclats, avec des envolées

secrètes. En elle toute la gamme 

des solitudes, des abandons.

 

 

*

 

 

Finale – presto nan tanto

 

Au final on file en si majeur

humant des odeurs de ferme et de résine

la route est sûre maintenant, triomphante

mais modeste elle va

vers son but

qui n’est que de filer

immobile et mouvante

de saison en saison

jusqu’à l’accord final, l’ultime

crépitement de l’arrivée

et le prochain départ.

 

28 janvier 2016

 

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés. 

 

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