Vigie, été 2016

 

 

 

LA TEMPÊTE

 

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Toute la journée on garde un œil à la fenêtre, dans l’attente de la tempête. Dans la cave le taux d’humidité dépasse les 80%, ce qui rappelle un peu la Guyane (disons qu’on pourrait se croire dans une pièce climatisée de Guyane). Je suis avec application la partition de ma journée : l’accordéon, l’écriture du matin d’abord. Je finis de relire et retravailler la page 70 (sur les 207 que compte actuellement le manuscrit, soit un volume de 300 pages environ – cela fera finalement un bien gros livre pour une si petite route…), lorsque je prends conscience de ce que je suis en train de faire exactement ce que je faisais lorsque j’avais douze ans et que je m’acharnais, des jours durant, aux sacro-saintes Rédactions du collège.

Défilent à nouveau en mémoire les images des copies multicolores Clairefontaine, une couleur par version (il y en avait parfois plus de dix), le stylo à plume, l’encre bleue… Déjà, c’était un travail maniaque, absurde, sans raison scolaire et même sans raison du tout, que je cherchais à pousser le plus loin possible sans pouvoir m’arrêter avant d’avoir atteint un point que je jugeais provisoirement indépassable – et je me disais alors : « C’est tout ce que je peux faire maintenant, j’ai fait de mon mieux… » J’en étais à la fois soulagé et navré, ayant le sentiment que je ne pourrai, après cela, plus écrire, ce qui me paniquait – et je me mettais aussitôt à élaborer des projets de manuscrits qui allaient m’occuper des années durant, et dont j’égrenais les titres et les sous-titres. Étrange affaire. Je n’imaginais pas, à cette époque, que je pourrais un jour (ainsi que je l’ai ensuite tenté et presque réussi) ne plus écrire ; ce en quoi je n’avais pas tort.

L’après-midi, je retrouve la cave, avec ses silences et ses musiques : Piazzolla, Galliano, Bévinda chantant Pessoa, la merveilleuse Annkrist, Bertin, puis plus rien parce que l’averse a enfin commencé. On annonce pour ce soir des rafales à 95km/h, ce qui est assez rare dans la Vallée. Je m’installe donc cette fois dans le bureau des combles, garde la fenêtre ouverte, et me laisse bercer par les chants des grillons (rien ne les arrête…) et la rumeur qui commence à enfler.

Ça crépite déjà vivement sur le toit de tôle, et je sens que ça n’est qu’un début ! Ça gronde, ça s’accélère, un sacré beau crescendo qui n’en finit plus. Le tilleul fait un beau et profond chhhhfffffff, chhhffffff, l’eau s’abat par plaques sur la fenêtre de toit comme sur un hublot. Les premiers éclairs font remonter la chienne, hagarde et essoufflée, qui vient s’affaler sur le tapis d’où je n’ai pas le cœur de la chasser.

Je mets au Net les quelques lignes de ce journal un peu négligé, ce qui est une activité bien plus reposante que de travailler à La route ordinaire – et c’est un peu comme de ranger l’atelier entre deux toiles; on en profite pour faire entrer quelques passants, on offre le thé ou le café, et l’on dit : voilà où j’en suis, l’esquisse de la prochaine – la dernière, qui n’est pas sèche, je préfère ne pas vous la montrer…

Grâce à Internet, je jalouse un peu moins mes amis peintres, plasticiens et graveurs : je peux aussi montrer mon atelier, même s’il manque les odeurs (ce soir, odeurs de pluie et de chien mouillé).

J’attends toujours la tempête, qui doit venir puisqu’elle est annoncée et que c’est le titre de la page.

Je suis tenté d’écrire le chapitre de demain pour gagner du temps – mais ce serait tricher, et puis qui sait ? si le grand sapin s’abat sur la maison dans la nuit, ce sera là le point final, la dernière page de la Vigie, et le manuscrit paraîtra tel quel, repris et complètement travaillé jusqu’à la page 70 seulement…

Chers amis connus ou inconnus qui êtes venus rôder sur ces pages, faites attention à vos yeux car les écrans épuisent (pour agrandir la page, appuyez sur « ctrl » et la touche « + »…), n’oubliez pas d’aller à vos fenêtres voir où en est l’averse ; je vous souhaite une bonne et douce nuit d’orage, je pense à vous, à bientôt – et, pour ce qui me concerne, au travail !

 

4 août 2016

 

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