Vigie, été 2016

 

 

LE PASSÉ

 

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Le temps avance mais (c’est ma revanche) moi aussi – dans le morceau de Chostakovitch, le livre de la route et les travaux de la cave.

Je reprends brièvement la plume avec des mains étrangement ornées de bleus, de bosses et d’écorchures parce que le marteau et la lime sont perfides. Des heures durant je travaille, lentement, minutieusement, dans la cave, dont l’humidité (il faudra installer une VMC pour les instruments) et les murs blancs me font tourner la tête. Je constate que cette « retraite » est sans tristesse majeure, sans panique tout au moins ; sauf à l’écoute de la chanson de Dominique A sur « nos pères » (cette histoire de pères qui s’effacent sans résister à chaque fois me retourne) ou, le matin, à cause de ces rêves habituels autour de la mort de ma mère (que je n’appelle jamais ainsi mais par son prénom, ainsi que je l’ai toujours fait) : je suis devant son corps mort, le temps a passé, et le voici qui se met à bouger et que ses yeux se rouvrent – un classique, mais qui assure un réveil anticipé et hagard, propice au bon respect de l’Emploi du Temps.

(Autrefois j’aurais récité quelques mantras sur l’inéluctabilité de la mort et le caractère éphémère de toute chose ; ce n’est plus nécessaire.)

Je travaille en silence, en musique – des musiques assez tonitruantes pour couvrir le vacarme du marteau, ou bien tellement familières que des bribes me suffisent : outre l’accordéon, Bertin une fois, Bertin deux fois, Bertin trois fois, puis aujourd’hui, Nick Cave. Aux premières notes de « The good son », je nous revois avec Jean (Guidoni) dans le hall de l’Opéra Garnier à l’entracte de ce spectacle de Pina Baucsh. Jean, très fier de sa ligne irréprochable (il a travaillé dur, trois heures de danse par jour, pour préparer l’Auditorium) nous dit qu’il a trouvé le son dont il rêvait en écoutant Nick Cave. Mon père et moi filons acheter à la Fnac quelques disques, que nous écoutons chez Agnès. Cet étrange mélange de negro spiritual et de rock gothique planant d’abord me laisse dubitatif, puis « The hammer song » (titre rêvé pour ce que je suis en train de faire) m’emporte (aïe). Je revois très bien cette scène, et j’entends les paroles d’Agnès, de ma mère, de mon père (qui, des trois, était le seul à apprécier vraiment).

Je me demande s’il est ordinaire de penser aussi continûment au passé, en l’occurrence à ma mère, qui semble n’avoir jamais été aussi présente que depuis qu’elle est morte ; je me demande si cela se passe pour tout le monde de cette façon-là. Tout me ramène à elle, à sa mort en un premier mouvement, puis dans un retour de balancier à notre mort à nous qui lui survivons.

Puis je repense à Nick Cave. Quand il chantait « The good son », il ne savait évidemment pas qu’il aurait, quelques années plus tard, un fils qu’il appellerait Arthur, et que ce fils mourrait à quinze ans, le 14 juillet 2015 (un an, donc, après ma mère) en tombant accidentellement d’une falaise (après avoir absorbé, je l’apprends aujourd’hui, du cannabis et du LSD, et le gamin courait, complètement paniqué, en criant : « Mais où est-ce que je suis ? Où est-ce que je suis ? »). Celui qui chantait « The good son » était un autre homme, à une époque somme toute incroyablement insouciante de sa vie (malgré le ton sépulcral, enragé, funèbre qui est le sien, malgré aussi la drogue et l’alcool). Comment peut-on encore parler, encore chanter, après pareille horreur ? Que devient-il ? Je m’empresse de chercher, sur Internet, des nouvelles qu’un journal « people » me donne aussitôt : il y a quelques jours à peine, il se trouve que Nick Cave a parlé de ce drame pour la première fois – « Ce qui se passe, lorsqu’un événement si catastrophique arrive, c’est qu’on change. On change, on devient quelqu’un que l’on ne connaît pas. À tel point que lorsqu’on se regarde dans le miroir, on ne reconnaît pas la personne qu’on était, la personne à l’intérieur de la peau est une personne différente ». La vie continue, et il sort un nouveau disque, « Skeleton tree », en septembre.

Comment pourrait-il en être autrement ? Michaux, lui, avait arrêté un temps d’écrire et s’était mis à peindre des tableaux de cauchemars.

Le passé me pèse, le futur m’effare, et je viens encore de confondre mon doigt avec le clou…

 

3 août 2016

 

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