Vigie, été 2016

 

 

 

NOTES DE RETRAITE

 

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Une lumière dure tombe sur le bois recuit de la rambarde craquelée qu’envahissent les lianes de l’actinidia qu’on ne taille plus. Le jardin semble abandonné, d’où monte une forte odeur de cassis fermenté qui écœurerait le passant ou l’habitant des lieux si quelqu’un passait et habitait encore ici, mais qui a surtout pour effet de rameuter toutes les fauvettes et tous les merles du hameau.

Est-ce qu’il y a quelqu’un ?

Oui et non. Il y a bien quelqu’un par ici, embusqué dans un coin sombre comme l’araignée au bord de sa toile, quelqu’un qui voit et qui décrit cela ; mais le premier effet de la solitude est de rendre encore plus palpable le flou habituel dans lequel se nimbe la conscience qu’on a d’être « quelqu’un » (voire d’être tout court) ; après tout, et sauf à prendre un miroir ou (ainsi que je l’ai fait tantôt) un appareil photographique, on ne voit de soi-même que les bras, les mains (celles qui écrivent en ce moment), éventuellement un morceau de nez si on l’a long – et, à moins d’être un peu fou, on ne s’entend parler que si on a l’occasion de converser avec autrui.

Il y a bien des circonstances de la vie où quelqu’un peut se retrouver seul ; elles sont presque toutes subies et tristes. Deux domaines au moins exigent cependant une certaine, voire une extrême solitude : l’art et, au sens le plus large, la religion. Le moine dans sa cellule, le peintre face à son chevalet, l’écrivain dans son bureau (ou son jardin abandonné) choisissent de se mettre en retrait pour mener à bien un certain travail. Bien entendu on peut dire que c’est une solitude un peu biaisée : le moine n’est pas seul, qui est censé converser avec Dieu au nom de tous les hommes ; et l’artiste, même engagé dans une recherche qui ne regarde d’abord que lui-même et son art, œuvre tout de même dans la perspective plus ou moins lointaine d’entrer en rapport avec ses congénères en leur livrant les fruits de sa solitude. − Dire que le moine est engagé dans une voie plus « pure » vers le dépassement de l’individu parce qu’il n’a pas à cœur de produire ni de montrer quoi que ce soit me semble, à la réflexion, peut-être faux ; il y a de médiocres méditants qui s’enferment par facilité, incapacité à vivre une vie mondaine ordinaire ou pour jouer les marmottes et qui, au sortir de leur retraite, épatent la galerie en racontant avec complaisance tous les obstacles qu’ils ont dû affronter pendant leur enfermement volontaire ; il y a de mauvais moines pour qui la prière même devient un spectacle, et des artistes qui, au contraire, sont engagés dans un cheminement suffisamment profond pour échapper à toute idée de spectacle.

C’est en tout cas aujourd’hui le premier jour d’une sorte de retraite absolument pas spectaculaire, ni dramatique : il se trouve simplement que la migration estivale des autres habitants de la maison m’octroie, comme chaque été, quinze jours de solitude que j’appelle ma « retraite ».

J’ai en ai fait naguère de plus authentiques : seul dans le chalet d’alpage du Grillon de l’automne ou, pendant quelques années, dans des centres bouddhistes que je ne fréquente plus (on ne peut pas tout faire) mais qui m’ont beaucoup appris et que je considère avec sympathie. La première vertu de ces moments est de se confronter, avec plus ou moins de douceur, à la possibilité de se retrouver seul, autrement dit à la disparition toujours redouté des proches (et la retraite commence souvent dans la panique et les pleurs). La seconde est de poser la question de ce qu’on peut faire, de ce qu’on est capable de faire de cette solitude.

Pour ma part j’ai, dès l’enfance, toujours affronté de la même façon le grand blanc de la vacance : je fais des emplois du temps. J’élabore des tableaux compliqués dans lesquels je fais rentrer tout ce que j’ai envie de faire (et cela n’a, de fait, pas tellement varié au fil du temps – écrire −, la musique venant simplement remplacer la méditation assise) et tout ce que je dois faire (travaux, entretien de la maison et toutes les corvées liées à la préparation d’une rentrée pas si lointaine que cela). Cela rassure. On se dit qu’on ne va pas se laisser aller au hasard des jours – même le « rien » se trouve encadré, autorisé par une case blanche !

Georges Bataille disait, probablement dans L’expérience intérieure, que toute question est d’abord une question d’emploi du temps ; dont acte.

Naturellement, je n’ai jamais vraiment réussi à suivre ces emplois du temps de maniaque dont la réalisation effective aboutirait à un morcèlement excessif de toutes les activités et nécessiterait des journées de quarante-huit heures ; mais cela fixe une direction. Ainsi de l’emploi du temps du matin : lever 6 heures, petit-déjeuner, accordéon de 7 à 8, écriture de La Vigie du Villard de 9 à 10 (j’ai déjà dépassé), etc.

J’étais sorti, il y a un an je crois, fort dépité de ces quinze jours de « retraite », car je les avais presque exclusivement consacrés à lire (essentiellement le gros volume Écrire, inscrire de Jean-Paul Mathieu). Cette année, la nécessité dans laquelle je me trouve de terminer complètement La route ordinaire, dont j’ai pu écrire à temps une première version qu’il reste à travailler, devrait assurer un rythme et une cohésion intéressants à cette période – matinées et soirées étant essentiellement consacrées à l’écriture, et l’après-midi aux travaux de la maison et du jardin (tailler les lianes de l’actinidia, poncer la rambarde, repasser de la lasure, etc.).

Les journées commenceront donc par la musique et ce « journal de retraite » qui sera le plus lacunaire et le moins intime possible.

C’est toutefois une vraie retraite, pas moins exigeante que celles qu’on mènerait dans un lieu retiré ou une cellule de monastère ; le fait qu’elle se déroule dans le lieu ordinairement habité (avec ce que cela suppose de confort et de possible distractions) ne rend l’exercice que plus difficile et, à mon avis, fait sens (pratiquer le Dharma, id est « l’enseignement de la réalité », dans un centre, c’est comme nager en piscine ; le pratiquer chez soi dans des circonstances banales revient à nager en rivière – le pratiquer chez soi dans des circonstances difficiles, c’est nager en haute mer…).

La route ordinaire passe aussi par ici, au Villard de La T able.

Premier jour…

 

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La lumière, donc, sur la rambarde, comme une lame éblouissante. Le chat qui rapplique et s’installe, une heure durant, sur les genoux de l’unique bipède disponible. La vieille chienne, allongée comme morte sur les lauzes fraîches du séjour. Le silence et le goût du thé. Une légère brise qui fait onduler les feuillages. Le village assoupi dans la douceur de juillet, que ne menace même aucun orage.

À midi, le téléphone ne sonne pas pour annoncer une catastrophe qui précipiterait aussitôt du côté de la haute mer (et dieu qu’on le redoute), mais pour rassurer : la voiture est arrivée à bon port, qu’un guêpier à un certain moment a frôlé (et c’est merveille que de rouler de conserve avec un guêpier !).

Les travaux ordinaires. La reconquête du jardin et de la terrasse commence : tailler les lianes en épargnant les fruits et les escargots ; poncer la rambarde et le bois des fenêtres ; nettoyer, puis passer la lasure presque noire sur les boiseries (en aurai-je passé, des litres de lasure sur des kilomètres de boiseries, depuis que je suis l’heureux propriétaire d’une maison…) ; gratter dalle par dalle la terrasse sale, qui semble s’agrandir à mesure qu’on progresse…

Le petit bourdonnement des pensées accompagne les gestes. Oublié dans un coin de la terrasse, il y a un grand pot en terre dans lequel j’avais voulu, au retour de Madère, planter le grand bouquet de fleurs de balisier qui nous avait été offert par nos hôtes avant le départ, que ma mère avait gaillardement porté jusque dans la fournaise de l’aéroport, qui aurait pu prendre après tout dans cette terre riche et la chaleur de l’été savoyard mais qui avait rapidement pourri et dont il ne reste maintenant que ce fond de terre noire.

Le soleil se couche derrière le Pic de l’Huile, masqué par le poirier et le grand parasol orange qu’on appelle le « coquelicot », et qui est encore un cadeau de ma mère. La température tombe vite. Quelques rares voitures remontent la D207, et l’on entend aussi l’écho d’une voix assez lointaine. J’ai installé sur la terrasse libérée le transat rouge acheté pour les derniers jours de ma mère, et qui n’a presque pas eu le temps de servir ; le thé à portée de main, je m’apprête pour une soirée d’écriture sereine, entre souvenirs et présent, absence et présence, bercé, calé – on peut y aller…

 

28 juillet 2016

 

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