Notes normandes (août 2016)

 

 

 

La caravane

 

Normandie01

 

Ce départ-là en pleine nuit à trois heures cette fois n’est pas un arrachement. On se détache avec lenteur, mais sans peine, d’un rêve plus lumineux que larmoyant. Dans ce rêve la neige tombant dans la cour devient une banquise craquelée, puis je photographie une falaise prise dans la tempête sur laquelle le vent dessine peu à peu les traits changeants  d’un visage : d’abord une esquisse, puis un profil charbonneux bien chiadé, puis une épure. Je m’enthousiasme pour cette série d’images qui me parlent mieux que ne le fait en général la réalité, images que je revois encore au réveil, vers deux heures du matin, que je me désole de ne plus pouvoir contempler ni ramener lorsque je comprends leur nature onirique, mais que je fixe néanmoins, pour ma seule mémoire, en écrivant ces lignes. (Trois mois plus tard, au moment de recopier les lignes en question, je constate qu’elles me permettent en effet de retrouver ces images que j’avais par ailleurs oubliées, et qui sont restées au moins aussi nettes que tel souvenir d’exposition véritablement visitée ; et huit mois plus tard, en ce soir où un désir de mer me fait reprendre à nouveau ces notes, les images n’ont toujours pas bougé.)

Ce départ ne déchire pas. La silhouette enneigée du rêve malgré son profil charbonneux et sombre n’évoquait nulle absence et rien de sinistre. Presque à aucun moment je ne pense, comme je le fais pourtant assez souvent et notamment quand je me réveille en pleine nuit parce qu’il faut s’en aller, à ma mère, ni ne me dis qu’ « il manque une pièce » − sauf peut-être en passant devant ce chapeau de pluie qu’elle portait et qui est resté posé près de la cheminée.

Les rares lueurs de la route hypnotisent, qu’on garde sous la pupille longtemps après les avoir croisées. C’est une nuit qui n’est pas tout à fait noire, mais bien déserte. À cinq heures on se réjouit des premiers rayons de l’aube qui confirment que les formes vaporeuses qu’éclairaient parfois les phares de la voiture à l’intérieur des enclos sont bien des coussins de brume. On traverse la nuit, l’aube, le matin, la France – un désert de monocultures jaunes où la vie n’est visible qu’écrasée sous forme de charognes de hérissons, d’écureuils, de fouines, de lapins ou de renards.

On file, on roule, on laisse Léo à son émancipation provisoire, musicale et précoce (prématurée – mais cela, on ne l’ajoute qu’après coup), et l’on arrive enfin aux prés verts, aux haras, à cette caravane isolée dont les vitres voilées donnent sur un vallon très doux dans lequel paissent, galopent, se couchent, se suivent, se serrent deux juments baie et alezan et leurs deux poulains. Un cheval hennit dans le pré d’à côté (c’est un élevage de chevaux de course). Vent léger, plein soleil sur le seul champ jaune paille aux meules bien empilées qui seront d’ailleurs rentrées le soir même. Pas un clocher, une seule ferme, une maison au loin. Les hirondelles. Les travaux des champs s’arrêtent. De l’automne, on ne voit pas trace. Puis Clément vient, une balle à la main, et dit d’une voix pas encore plaintive qu’il n’a personne avec qui jouer…

 

Normandie03

 

 

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