Notes normandes (août 2016)

 

 

 

Apparitions

 

Normandie06

 

Lecture de Proust dans la caravane ballottée par le vent et la pluie, puis on repart sur les routes à travers les bourrasques et les prés aux verts éclatants.

Dans le grand parc où nous nous promenons le chien-loup bondit, plein d’espoir, parce que le jeune cochon laineux a quitté son enclos pour venir se faire caresser par l’enfant. L’enfant, lui, se souviendra longtemps de ce moment d’intimité animale. Il repart en plein vent, en plein soleil, heureux comme peut l’être un enfant, après être revenu plusieurs fois gratter le cochon affalé sur le chemin et avoir donné de l’herbe aux cabris comme je me souviens l’avoir fait moi-même à son âge – et je vois sur son visage épanoui le reflet de cette grande joie que l’on a, enfant, adulte, dans ces moments où le monde nous apparait tel qu’il devrait toujours : vaste, touchant, bienveillant, fraternel.

 

*

 

Pendant ce temps le badineur en tongs joue Bach dans un château, et brille sans peine et sans vraiment s’en douter – mais ses parents n’en savent rien, qui attendent dans la cathédrale ascensionnelle de Sées que commence le concert de musique sacrée, orgue et saxophone, pleins de gratitude pour cette lumière, ces vitraux, ce lieu au faîte duquel ils espèrent que la musique pourra les mener comme un guide de montagne des touristes pas très vaillants mais de bonne volonté, et mieux que ne pourrait le faire la parole d’un prêtre.

On entend les premiers sons, des claquements de porte, la cavalcade de Clément qui s’en va chercher le programme – Purcell, Bach, Albinoni, Joseph Reveyron, Jehan Alain, Messiaen. Les kaléidoscopes miraculeux des vitraux tournent lentement et l’esprit allégé, soulagé même un temps du poids de la nostalgie, se laisse paisiblement porter par le courant ascendant qui, comme la lumière, tourne le long des colonnes et conduit inévitablement jusqu’à la voûte. Une pancarte posée au sol proclame : « Le Sanctuaire est un lieu sacré (délicieux pléonasme), merci de ne pas y entrer ». C’est pourtant ce que l’on s’apprête à faire, ce que la lumière et la musique doivent permettre – l’émergence de ce sacré sans séparation où l’on peut, où l’on va entrer à loisir et même, pourquoi pas, durablement séjourner.

Ah ! le parfum des lys blancs posés en grands bouquets fastueux juste devant le Sanctuaire !

Puis la musique vient – par derrière, on ne voit ni l’organiste, ni le divin saxophoniste (sax soprano, puis intermède improvisé à l’alto) : première partie baroque, somptueuse, deuxième partie contemporaine. J’aime, infiniment, la musique baroque, mais sa perfection ce jour-là me laisse au bord de ce Sacré considéré avec distance, comme on considère un monument trop parfait, un objet esthétique ; l’élévation nait du morceau d’Olivier Messiaen Apparition de l’église éternelle, dont les quintes, de dissonances réitérées en consonances provisoires, passant par mille tensions dont on attend en vain la résolution chaque fois frôlée, chaque fois différée, soulèvent jusqu’au plafond, mimant l’effort, le travail par lesquels il nous faut désormais passer pour tenter de pénétrer dans ce Sanctuaire qui nous est refusé. N’empêche : je suis porté, transporté par cette musique « efficace » (comme Michaux disait de la poésie) – grandiose, certes, tonitruante même, l’orgue donnant ici toute sa puissance, mais « efficace ».

 

(Ce que j’aime dans le voyage, la vie, l’écriture : pouvoir rapprocher sans vergogne la joie de l’enfant et la musique sacrée, le cochon laineux et Olivier Messiaen, ainsi qu’après tout le faisaient les Préhistoriques lorsqu’ils peignaient dans leurs grottes-cathédrales des figures animales devant lesquelles ils se livraient, pour le peu qu’on en devine, à des célébrations musicales avec flûtes d’os et lithophones…)

 

Normanide07

 

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