Notes normandes (août 2016)

La Dame des poissons

Les images ont longtemps dérivé avant de venir s’ancrer à ce port. Ce fut, pour elles aussi, comme un voyage initiatique. Elles sont nées de la nuit, dans l’opacité qu’on imagine frémissante d’un atelier où résonnait peut-être une musique marine. Une main en a tracé les traits que les lames ont creusés ; puis ce fut la nouvelle lune de l’encrage, la presse, l’attente – après quoi on leur a bandé les yeux avec du papier kraft et lancées dans le monde.

Protégées de la lumière et des regards elles ont traversé des plaines, passé des cols, des tunnels, des villes, des fleuves. Maintenant l’heure est venue de les extirper, poiscailles arrachées à la mer, jetées vives dans les cales et finalement débarquées en pleine lumière, dans l’attente d’une autre lumière. L’aube est passée mais les yeux collent un peu. Il est temps, il est l’heure de rouvrir les paupières.

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Premier regard – et aussitôt cette sensation d’avoir été épié pendant son sommeil et de se réveiller entouré de hautes silhouettes silencieuses qui se penchent, qui sont troubles, qui sont nettes pourtant mais comme déformées par la vitesse du vaisseau dans lequel on sent bien, à cause des vibrations, qu’on se trouve embarqué. Les falaises te guettent. Tu rampes. Tu t’étires. Tu fais le gros dos façon dauphin plutôt que façon chat et puis, soldat ensuqué par les médicaments, l’attente et la peur, tu replonges dans les eaux blanches de ton demi-sommeil.

Ici ça sent le sel et l’algue. L’écume craquèle la nuit, la marée glisse, repart, revient, cogne à la porte de la barge et transforme alternativement la grève en champ de vase dévasté et en chant de haubans. Toi tu empiles mentalement des galets qui, vus de près, font des falaises. Tu te construis des bunkers d’où ruisselle la mémoire de l’éternel grand massacre vers lequel le courant te pousse et dont les images fusent hors-cadre : casques percés, mitraille, éclairs, cratères, chute fatale, lignes enfoncées, membres brisés, sang noir dans l’eau blanche, sang noir dans l’eau blanche et, pour finir, l’alignement effarant des croix toutes pareilles, alors qu’ici c’est la vie qui pulse et s’affirme parce que rien n’est pareil, nul trait semblable à aucun autre, et qu’il n’y a pas d’angles droits, pas de croix.

Un pont se tend sur les remous d’où tu te hisses et tu émerges, femelle – pas sirène – à grandes veinures noires de galet bien roulé.

Skoodle Doo Doo

Tu émerges, formes rondes arrachées à l’informe et déjà tentée par le retour en arrière, le plongeon − ou bien peut-être esquissant un geste de pêche comme ces aigrettes penchées sur l’eau qui font de l’ombre avec leurs ailes ouvertes pour mieux voir le poisson. Tu es sanglée de laminaires. Tu es mère algueuse, puissante et nourricière, créature marine au turban ruisselant et à la peau tannée. L’image te fige, Thétis, arrête un temps le cours de tes transformations, mais bientôt tu bascules à nouveau et, achevant la torsion qui te déportait vers la gauche, tu replonges et t’enfonces sous l’eau en une spirale admirable qui te ramène à la grotte où tu règnes sous le nom de « Dame des Poissons ».

La dame des poissons

Dame des Poissons, des Canards, des Murènes à tête humaine et des marins noyés, car dans la nuit recouvrée de la grotte tu projettes toute la troupe de tes apparences pas trompeuses ni maléfiques mais cocasses, et voici que défilent tes clowns à nageoires de phoque, tes Arlequins et tes Pierrots marins, tes danseurs hippocampes. Un petit crabe noir tend les pinces pour applaudir ou saluer. Au loin les cloches accompagnent la sarabande et chacun échange avec son voisin un masque de carnaval fraîchement découpé.

Et l’humain, dans tout ce beau bazar animal ? Quelle tête fait-il ? Quelle est sa place attribuée, sa forme fixe censée réaffirmer la suprématie de son identité ? – Il a bonne mine, l’homme : c’est ce que tu dis à voix haute en te relevant après t’être retournée pour regarder, l’air goguenard ou perplexe, le chemin parcouru.

Tu siffles, femme-poisson au double-chignon de geisha aquatique, la fin de la partie – ou bien d’admiration, ou même pour te moquer. Tu as l’œil écarquillé des poissons et le port impérial. Tu es debout à présent et tu triomphes. Tu l’emportes en riant sur le sommeil, les lenteurs, les reptations, les ankyloses, les petitesses, les petits formats des petites errances humaines. Tu sembles dire : allez viens, suis-moi si tu l’oses, et ose ! Les formes changent, les formes flottent, le voyage est sans fin, l’écluse du port est grande ouverte et c’est l’heure de la pêche.

Gondelure

 

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