Notes normandes (août 2016)

 

 

 

Les chevaux

 

Normandie05

 

Au matin le ciel gris soulage. Dressée sur ses pattes arrière, une fouine s’approche de la caravane et regarde avec une curiosité partagée l’intrus dans son terrier. Les deux juments et leurs petits galopent dans cette herbe qui est, dit-on, la meilleure de France, puis rejoignent les fines silhouettes brunes de leurs congénères qui forment dans le creux de la colline un troupeau qu’on pourrait croire sauvage, et auquel viennent parfois se mêler quelques chevreuils égarés.

Bientôt on marche le long des royales avenues du Haras du Pin, le plus grand des haras nationaux, qui est à deux pas de notre campement, sous ce ciel tourmenté dont le gris a ravivé tous les verts. Sous les platanes qui perdent leurs feuilles (dont on suit la chute jusque sur le sable sombre de la carrière), on assiste à un spectacle équestre dont la beauté, le raffinement, la sophistication font comprendre même au profane qu’il existe bel et bien un « art équestre », dans lequel l’instrument est un percheron, un pur-sang arabe, un selle français, un lippizan, un quater horse, un cob normand, un art qui n’exige pas moins de finesse, de persévérance et d’expressivité que la musique ou la danse mais qui comporte en outre de vrais risques et oblige celui qui le pratique à nouer avec l’animal un lien qui ne peut être de simple dressage.

On contemple ces hippomobiles dans lesquelles les personnages de La Recherche déambulaient, se montraient, se cachaient, et qui font aujourd’hui revivre la mémoire de ce temps pas si éloigné du nôtre. Quand, au retour, on croise quelques-uns des innombrables chevaux qui occupent les vastes enclos de l’élevage où nous avons trouvé refuge, on les considère avec reconnaissance, et l’on remonte solennellement les longs corridors vert sombre de la route.

« Les vivants ferment les yeux des morts, les morts ouvrent les yeux des vivants » ; soit – mais moi, qu’est-ce que je vois, à travers la vitre maculée de mousse de ma caravane mentale ?

 

Trois poulains galopent dans le pré qui a terni, bientôt imités par les adultes. Le vent et la pluie remettent l’espace en mouvement, la musique de Bach l’intensifie, fonce les gris, rouvre les perspectives, apaise et soulève, et l’on se dit que ce voyage n’aura peut-être pas été perdu. Je continue à guetter ces images qui pendant quelques instants procurent la certitude d’avoir, comme le narrateur découvrant les clochers de Martinville lors d’une promenade en calèche, frôlé quelque chose de la réalité, qui donnent ainsi « l’illusion d’une sorte de fécondité » mais qu’on froisse et qu’on jette au fond de son esprit sans trop savoir qu’en faire…

Dans la petite caravane sur laquelle crépite à nouveau une pluie bienfaisante on échafaude des plans d’excursions, on parle d’églises, de vieux bourgs et de forêts ; je sais que le désir qui me reprend alors de voir tel clocher, tel lieu de la carte, aucun lieu d’aucune carte ne pourrait vraiment le satisfaire – mais on repart quand même amasser de nouvelles images, de nouveaux sons de nouveaux crépitements sur des forêts et des toits inconnus, en ce dernier mouvement d’un été normand qu’on ne revivra pas.

 

Ce contenu a été publié dans Divers ailleurs. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.